CHAPITRE VI.

1716

Albéroni continue ses manèges de menaces et de promesses au pape pour hâter son drapeau; y fait une offre monstrueuse. — Sa conduite avec Aubenton. — Souplesse du jésuite. — Réflexion sur les entreprises de Rome. — Albéroni se soumet Aubenton avec éclat, qui baise le fouet dont il le frappe, et fait valoir à Rome son pouvoir et ses menaces. — Gesvres, archevêque de Bourges, trompé par le pape, qui est moqué et de plus en plus menacé et pressé par Albéroni, qui fait écrire vivement par la reine d'Espagne jusqu'à se prostituer. — Triste situation de l'Espagne. — Abattement politique du P. Daubenton, qui sacrifie à Albéroni une lettre du régent au roi d'Espagne. — Audacieux et pernicieux usage qu'en fait Albéroni. — Il fait au régent une insolence énorme. — Réflexion. — Albéroni, dans l'incertitude et l'embarras des alliances du régent, consulte Cellamare. — Efforts des Impériaux contre le traité désiré par le régent. — Conduite des Hollandais avec l'Espagne. — Conférence importante avec Beretti. — Caractère de cet ambassadeur d'Espagne. — Sentiment de Cadogan, ambassadeur d'Angleterre à la Haye, sur l'empereur. — Étrange réponse d'un roi d'Espagne au régent dictée par Albéroni, qui triomphe par des mensonges. — Albéroni profite de la peur des Turcs et de l'embarras du pape sur sa constitution Unigenitus, pour presser sa promotion par menaces et par promesses. — Offres du pape sur le clergé des Indes et d'Espagne. — Monstrueux abus de la franchise des ecclésiastiques en Espagne. — Réflexion. — Le pape ébranlé sur la promotion d'Albéroni par les cris des Espagnols, raffermi par Aubenton. — Confiance du pape en ce jésuite. — Basse politique de Cellamare et de ses frères à Rome. — Cardinal de La Trémoille dupé sur la promotion d'Albéroni, pour laquelle la reine d'Espagne écrit de nouveau. — Sentiment d'Albéroni sur les alliances traitées par le régent. — Il consulte Cellamare. — Réponse de cet ambassadeur. — Manèges des Impériaux contre les alliances que traitait le régent. — Altercations entre eux et les Hollandais sur leur traité de la Barrière, qui ouvrent les yeux à ces derniers et avancent la conclusion des alliances. — Beretti abusé. — L'Espagne veut traiter avec les Hollandais. — Froideur du Pensionnaire, qui élude.

Albéroni n'avait proprement qu'une unique affaire, c'était celle de son chapeau, à laquelle toutes celles d'Espagne, dont il était entièrement le maître, étaient subordonnées, et ne se traitaient que suivant la convenance de l'unique. Ainsi, répondant aux avis qu'on a vu qu'Aldovrandi lui avait donnés en lui mandant l'engagement que le pape avait enfin pris de lui donner un chapeau, il lui manda que, sans l'accomplissement de cette condition, la reine d'Espagne ne consentirait jamais à aucune de toutes les choses que le pape pourrait désirer, comme aussi, en recevant la grâce désirée, il promettait en récompense que le pape ne serait ni pressé ni inquiété, de la part de l'Espagne sur la promotion des couronnes, la sienne à lui étant faite. Il alla plus loin, et ce plus loin fait frémir dans la réflexion de ce que peut un ecclésiastique premier ministre, et jusqu'à quel excès monstrueux la passion d'un chapeau le transporte: il offrit à ce prix une renonciation perpétuelle du roi d'Espagne au droit de nomination de couronne. En même temps il affectait d'aimer et de louer Aubenton, parce qu'il le savait bien avant dans l'estime et dans l'affection du pape. Ces sentiments toutefois dépendaient du besoin qu'il pouvait avoir du confesseur, et de sa soumission, entière pour lui, nonobstant le crédit et la confiance que sa place lui donnait auprès du roi d'Espagne. Le jésuite en fit bientôt l'expérience. Il reçut une lettre du cardinal Paulucci, qui le pressait de faire en sorte qu'en attendant l'accommodement des deux cours, le roi d'Espagne eût la complaisance de laisser jouir le pape de la dépouille des évêques qui viendraient à mourir. C'était un des points de contestation entre les deux cours, et contre lequel le conseil d'Espagne se serait fort élevé, surtout ainsi par provision. À ce trait, pour le dire en passant, on reconnaît bien le chancre rongeur de Rome sur les États qui s'en laissent subjuguer. Le tribunal de la nonciature d'une part ôte aux évêques tout le contentieux, et toute leur autorité sur leur clergé, et sur les dispenses des laïques; et d'autre part celui de l'inquisition leur enlève tout ce qui regarde la doctrine et les moeurs, et les soumet eux-mêmes à sa juridiction, en sorte qu'il ne leur reste que les fonctions manuelles; et quant à l'argent, quel droit a le pape sur la dépouille des évêques morts, et de frustrer leurs héritiers et leurs créanciers! Ce texte engagerait à un long discours qui n'est pas de notre narration, mais qu'on ne peut s'empêcher de faire remarquer à propos de la folle prostitution de la France à l'égard de Rome, depuis la plaie que la Constitution Unigenitus, et les noires cabales qui l'ont enfantée et soutenue, y a portée dans le sein de l'Église et de l'État.

Aubenton, qui voyait sans cesse le roi d'Espagne en particulier, lequel souvent lui parlait d'affaires, s'avisa de lui montrer cette lettre de Paulucci sans en avoir fait part à Albéroni. Celui-ci ne fut pas longtemps à le savoir. Bien moins touché pour l'intérêt du roi d'Espagne de cette sauvage proposition, que piqué de ce qu'Aubenton avait osé en parler au roi d'Espagne à son insu, il fit donner au confesseur une défense sévère et précise de se plus mêler d'aucune affaire de Rome, et fit savoir à Rome, par le duc de Parme, que la reine avait été très piquée de voir que le pape se rétractait sur plusieurs conditions concertées à Madrid avec Aldovrandi, et que, si les différends ne s'accommodaient promptement, le nonce ne serait point reçu à la cour d'Espagne, laquelle n'enverrait au pape aucune sorte de secours contre les Turcs. Aubenton, sentant à qui il avait affaire, enraya tout court. Il manda même à Rome que sans Albéroni il ne pouvait rien, et que le moyen sûr de le perdre, et en même temps les affaires, était d'en tenter par lui sans le premier ministre. Aussi lui fut-ce une leçon, dont il sut profiter, pour ne hasarder plus de parler au roi de quoi que ce fût que de concert avec un premier ministre si jaloux et si maître. Tous deux avaient intérêt de protéger Aldovrandi à Rome pour profiter de son crédit. Ils le firent très fortement au nom du roi et de la reine par Acquaviva. Le pape lui réitéra sa promesse pour dès qu'il pourrait disposer de trois chapeaux.

Acquaviva savait que l'un des trois était destiné à l'archevêque de Bourges, et que le pape l'en avait fait assurer, qui ne le fut pourtant qu'en 1719, avec les couronnes, et un an après Albéroni. Avec ces bonnes nouvelles, Acquaviva exhortait Albéroni à presser l'envoi du secours promis pour avancer son chapeau sitôt que les trois vacances le pourraient permettre. Ce ne fut pas l'avis d'Albéroni, piqué de la remise de sa promotion à l'attente de la vacance de trois chapeaux. L'escadre espagnole était à Messine, le pape demandait instamment qu'elle hivernât dans quelque port de la côte de Gênes, pour l'avoir plus tôt au printemps; tout à coup elle fit voile pour Cadix. En même temps Albéroni accabla le pape de protestations de n'avoir jamais d'autres volontés que les siennes, et d'assurances que les vaisseaux pour hiverner à Cadix n'en seraient pas moins promptement au printemps dans les mers d'Italie; en même temps il dépeignait la reine d'Espagne comme n'étant pas si docile, avec toutes les couleurs les plus propres pour faire tout espérer de son attachement naturel au saint-siège, de son affection pour la personne du pape, de la bonté de son coeur très reconnaissant, et tout craindre de son pouvoir absolu en Espagne, si elle se voyait amusée et moquée, sur quoi il n'y avait point de retour à espérer. Ce portrait était vif quoique long; il était fait pour être vu du pape; et il n'y avait rien d'oublié sur l'entière possession où Albéroni était de la confiance de la reine. Il obtint une lettre de sa main au cardinal Acquaviva, par laquelle elle lui ordonnait de presser le pape de sa part de le promouvoir incessamment. Cette lettre faisait valoir ses mérites envers le saint-siège, et assurait que les résolutions importantes qui restaient encore à prendre pour la perfection de l'ouvrage commencé dépendaient de cette promotion. La reine s'abaissait à dire qu'indépendamment de ce qu'elle était, et de l'intérêt qu'avait le pape de lui accorder ce qu'elle lui demandait avec tant d'instance, elle croyait pouvoir se flatter qu'en considération d'une dame il sortirait des règles générales. Enfin elle promettait au pape et à sa maison une reconnaissance éternelle, et que le roi d'Espagne, content de la promotion d'Albéroni, garderait le silence sur celle des couronnes. En envoyant cette lettre qui devait être montrée au pape, le premier ministre, honteux de son impatience, faisait entendre de grandes idées qu'il était chargé d'exécuter, dont la reine, prévoyant les suites, ne voulait pas l'y exposer sans armes dans un pays où l'agitation était grande; mais ces idées, il se gardait bien d'en laisser rien entendre, sous prétexte que la matière était trop grave pour le papier.

Tout était dans le dernier désordre en Espagne, tout le monde criait; personne ne pouvait remédier à rien. Au fond tout tremblait devant un homme dont on jugeait aisément que l'arrogance et la conduite feraient enfin sa perte, mais qui en attendant était maître absolu des affaires, des grâces, des châtiments, et de toute espèce, et qui n'épargnait qui que ce fût. Toutes les avenues d'approcher du roi étaient absolument fermées. Aubenton seul était excepté; mais il sentait si bien que sa place était en la main d'Albéroni qu'il n'écoutait personne qui lui voulût parler d'affaires, qu'il renvoyait tout à Albéroni; et comme il était de leur intérêt que personne ne pût aborder le roi qu'avec leur attache, le confesseur avait promis au premier ministre de l'avertir de tout ce qu'il découvrirait. M. le duc d'Orléans, fort mécontent de la manière dont Louville avait été chassé plutôt que renvoyé d'Espagne, sans avoir pu obtenir audience, ni même attendre d'être rappelé, en écrivit au roi d'Espagne; et comme il se plaignait d'Albéroni, il ne voulut pas que sa lettre passât par lui, et la fit envoyer par le P. du Trévoux au P. Daubenton pour la remettre immédiatement au roi d'Espagne. Dès que le confesseur l'eut reçue il l'alla dire au premier ministre pour en avertir la reine. On peut juger de l'effet.

Albéroni s'emporta jusqu'aux derniers excès. Il cria à l'ingratitude parce qu'il avait fait rendre une barque française prise à Fontarabie, et fait payer malgré le conseil de finance quelque partie des sommes dues aux troupes françaises qui avaient servi l'Espagne en la dernière guerre. Non content de ces clameurs, il écrivit une lettre à Monti remplie de plaintes amères sur celles que M. le duc d'Orléans avait portées au roi d'Espagne par la voie du confesseur, avec ordre de la montrer à ce prince, et dans laquelle il eut l'audace de marquer que ce jésuite aurait été perdu sans la sage conduite qu'il avait eue d'informer la reine de ce dont il était chargé. Les protestations d'attachement à Son Altesse Royale y étaient légères. Il le dépeignait comme uniquement attentif aux événements qu'il envisageait, et ce qu'Albéroni ne voulait pas dire comme de soi parce qu'il était trop fort, il le prêtait vrai ou faux aux ministres d'Angleterre et de Hollande qui étaient à Madrid, et qui disaient qu'en leur pays tout le monde était persuadé que M. le duc d'Orléans ne songeait qu'à s'assurer de la couronne, et que, lorsque toutes les mesures seraient bien prises, la personne du roi ne l'embarrasserait pas. Avant d'aller plus loin dans la lettre, qui n'admirera l'horreur de ce propos, et l'impudence sans mesure de ne l'écrire que pour le faire voir à M. le duc d'Orléans? Remettons-nous en cet endroit les énormes discours semés, et de temps en temps renouvelés, avec tant d'art et de noirceur sur la mort de nos princes, leur germe, leurs sources, leurs appuis, leurs usages, et l'étonnante situation d'Effiat entre M. le duc d'Orléans et le duc du Maine, et d'Effiat chargé par M. le duc d'Orléans d'entretenir, comme on l'a vu, un commerce de lettres avec Albéroni qu'il connaissait fort du temps qu'il était au duc de Vendôme, auquel Effiat était sourdement lié par le duc du Maine. Ajoutons que ce n'est pas de ce canal naturel dont Albéroni se sert pour faire montrer sa monstrueuse lettre à M. le duc d'Orléans, mais d'un étranger isolé qui ne tenait à personne. Je m'en tiens à ces courtes remarques, et je continue le récit de cette lettre. Il la concluait par déplorer le malheur de M. le duc d'Orléans, et gémir sur l'opinion qu'il prétendait que le public avait prise de lui. Que dire d'une pareille insulte d'un abbé Albéroni au régent de France, entée sur une autre, et du premier ordre, faite au roi de France et au régent, l'une et l'autre uniquement produites par l'intérêt particulier et la jalousie d'autorité du petit Albéroni?

Au milieu de cette incroyable audace, il se trouvait également embarrassé des alliances que formait la France et des moyens de les traverser. Tantôt il pensait que l'Espagne devait se contenter d'observer ce qui se passerait, tantôt il blâmait cette tranquillité, et voulait, disait-il, contre-miner les batteries du régent. Quelquefois il le condamnait de faiblesse de mendier de nouveaux traités et de nouvelles alliances avec les puissances étrangères; et dans ces incertitudes il demandait conseil au prince de Cellamare, auquel il promettait le plus profond secret, comme ne doutant pas qu'étant dès avant la mort du feu roi ambassadeur d'Espagne à Paris, il ne fût bien instruit des dispositions du royaume, sur lesquelles il fonderait ses avis.

L'empereur était fort fâché de ces nouvelles liaisons que la France était sur le point de former. Ses ministres dans les Pays-Bas ne le dissimulaient point. Le même Prié, qu'on a vu en son lieu si audacieux à Rome vis-à-vis du pape et du maréchal de Tessé, allait commander aux Pays-Bas autrichiens, dont le prince Eugène avait le titre de gouverneur général; passant à la Haye pour se rendre à Bruxelles, il fit tous ses efforts pour empêcher la conclusion du traité. Les Hollandais en même temps n'oubliaient rien pour flatter le roi d'Espagne par Riperda, leur ambassadeur à Madrid, et par leurs protestations à Beretti, ambassadeur d'Espagne arrivé à la Haye vers le milieu d'octobre, de ne conclure rien au préjudice du roi son maître avec Prié, qui était alors à la Haye. Beretti leur dit qu'il ne doutait pas que Prié ne leur proposât de garantir à l'empereur non seulement les États dont il était en possession, mais aussi ses prétentions sur ceux qu'il n'avait pas, et leur représenta combien cette garantie offenserait le roi d'Espagne; à quai ils répondirent que l'Angleterre, à qui ce prince accordait de si grands avantages, était entrée en cet engagement sans que le roi d'Espagne eût témoigné en être blessé, et qu'ils ne voyaient pas qu'il eût plus de sujet de se plaindre d'eux s'ils suivaient l'exemple de l'Angleterre. Beretti leur distingua la différence de position, en ce que l'empereur ne pouvait, sans troupes et sans vaisseaux pour les transporter, forcer l'Angleterre à lui tenir une garantie que vraisemblablement elle ne promettait que pour l'honneur du traité; au lieu que les Provinces-Unies, entourées de troupes impériales, seraient bien forcées de recevoir la loi lorsqu'elles se trouveraient obligées par leurs garanties à fournir leurs secours. Ce ministre ajouta que, si la Hollande ne faisait que suivre l'exemple de l'Angleterre, l'Espagne n'avait pas besoin de tenir un ambassadeur près d'eux, que celui qui résidait à Londres devait suffire.

Beretti était homme d'esprit, mais grand parleur, plein de bonne opinion de lui-même, attentif à se faire valoir des moindres choses, à faire croire en Espagne que personne ne réussissait plus heureusement que lui en affaires, qu'on traitait plus volontiers avec lui qu'avec nul autre par la réputation de sa probité, surtout d'en persuader Albéroni, auquel il mandait que le Pensionnaire n'avait ni estime ni confiance pour Riperda, ce qui était vrai, mais dans la crainte que le premier ministre ne voulût traiter avec cet ambassadeur à Madrid, et par conséquent lui enlever la négociation. Il mandait que Cadogan, ministre d'Angleterre à la Haye, blâmait les desseins chimériques de l'empereur, les tenait contraires aux intérêts de cette couronne, dont les conseils, s'ils étaient écoutés à Vienne, y porteraient à faire une prompte paix avec le roi d'Espagne. Le mécontentement et l'agitation de l'Angleterre persuadait à Cadogan qu'on y manquait moins de volonté que de chef et de moyens pour faire une révolution; que la paix assurée avec la France éteignait toutes ces espérances et tout péril de rébellion, ce qui pouvait changer par les démarches que l'empereur, une fois délivré de la guerre du Turc, pourrait faire à l'égard de ses prétentions et porter de nouveau la guerre dans les États du roi d'Espagne. Il paraissait aussi que, à mesure que le traité avançait avec la France, le ministère anglais changeait de sentiments et de maximes sur les affaires générales de l'Europe.

Cellamare remit dans ce temps-ci au régent la réponse du roi d'Espagne à sa lettre, qu'il avait voulu faire passer par Aubenton, dont on vient de parler il n'y a pas longtemps. Albéroni, qui l'avait dictée, faisait dire au roi d'Espagne que tout ce qui avait été exécuté à l'égard de Louville s'était fait par ses ordres; et que, pour ce qui était d'entretenir un commerce secret de lettres avec lui par la voie de son confesseur, il désirait que les lettres qu'il vaudrait désormais lui écrire fussent remises à son ambassadeur à Paris. Cette réponse fut un nouveau triomphe pour Albéroni. Il avait de plus profité de la lettre de M. le duc d'Orléans pour vanter sa probité incorruptible que la France n'avait pu corrompre; qu'elle lui avait fait proposer de demander le payement de la pension de six mille livres, que le feu roi lui avait autrefois donnée; c'est-à-dire que M. de Vendôme lui avait obtenue, dont on murmura bien alors, et les arrérages qui en étaient dus, payement qu'il était bien sûr d'obtenir; que n'ayant pas voulu y entendre, on lui avait vilainement jeté l'un et l'autre à la tête; qu'après cette tentative on avait envoyé Louville à Madrid, avec ordre exprès (quel hardi mensonge!) de ne rien faire que par sa direction, et avec une lettre du régent pour lui; que sous ces fleurs était caché le dessein de remettre auprès du roi d'Espagne un homme insolent, capable de reprendre l'ancien ascendant qu'il avait eu sur l'esprit du roi d'Espagne, et de le tenir en tutelle, après avoir détruit celui, qui était lui-même, que la cour de France regardait comme le plus grand correctif des cabales. Il se plaignait après de M. le duc d'Orléans, et plus encore du duc de Noailles à qui il attribuait tout ce projet, et qu'il disait avoir suffisamment connu dans des conjonctures critiques; mais ce ne pouvait être que du temps qu'il était bas valet de M. de Vendôme. Enfin, il prétendait que les Français étaient au désespoir de voir que le roi d'Espagne voulait être le maître de sa maison, c'était à dire franchement Albéroni.

La licence avec laquelle les Anglais et les Hollandais coupaient des bois de Campêche dans les forêts du roi d'Espagne aux Indes, et rapportaient en Europe, lui donna des sujets d'en faire des plaintes, et fit découvrir beaucoup de grandes malversations des Espagnols mêmes, qui donnèrent lieu au premier ministre d'ouvrir toutes les lettres du nouveau monde pour en être mieux instruit. Il prétendit qu'il y en avait quantité qui touchaient à la religion. Il ne manqua pas d'en faire sa cour au pape, et de se parer de son zèle à y remédier. En même temps il fit agir ses agents ordinaires près de lui, Aubenton par écrit, Acquaviva et Aldovrandi de vive voix, avec le même manège de promesses et de menaces qui ont déjà été vues, et alors d'autant plus de saison que le pape était averti que les Turcs, quoique maltraités en Hongrie, travaillaient puissamment un grand armement pour les mers d'Italie, dont il avait conçu une grande frayeur de laquelle Albéroni espérait tout pour avancer sa promotion. Le premier ministre se servit aussi du témoignage d'Aubenton pour assurer le pape de l'attachement du roi d'Espagne à la saine doctrine, et de sa soumission parfaite à son autorité. Ce mérite retombait en plein sur Albéroni, et faisait d'autant plus d'impression qu'il ajoutait foi entière à ce jésuite, surtout encore sur cette matière, et qu'il croyait, à cette occasion, avoir besoin d'appui contre la France. Tout cela fit que le pape ne voulut écouter rien contre Albéroni, ni contre Aubenton, même éloigna les accusations qui lui venaient en foule contre eux, persuadé qu'il ne fallait pas mécontenter des gens dont il avait besoin dans la conjoncture où il se trouvait alors.

Acquaviva en profitait pour presser le pape, tant sur la promotion d'Albéroni, que pour accorder au roi d'Espagne les moyens de hâter le secours qu'il lui destinait. Le pape se rendit plus traitable sur ce dernier article. Il résolut d'accorder un million d'écus sur le clergé des Indes, pour tenir lieu de l'imposition appelée sussidio y escusado, dont le roi d'Espagne voulait le rétablissement à perpétuité, et ce million n'était payable qu'une fois; ainsi l'offre ne répondant pas à la demande, Acquaviva ne voulut pas s'en contenter, et le pape y ajouta un million cinq cent mille livres à lever sur le clergé d'Espagne. Il restait une troisième affaire bien plus importante à régler : l'abus des franchises du clergé est porté en Espagne, et dans les pays subjugués par la tyrannie romaine et l'aveuglement grossier, [à un tel point] que tout ecclésiastique est exempt; jusque dans son patrimoine, de quelque sorte d'imposition que ce puisse être. Mais ce n'est pas tout, c'est qu'à un abus si énorme se joignait, comme de droit, la plus parfaite friponnerie et le mensonge le plus avéré; tout le bien d'une famille se mettait sur la tête d'un ecclésiastique qui lui donnait sous main de bonnes sûretés; à ce moyen elle jouissait de son bien à l'ombre ecclésiastique, et n'en payait pas un sou d'aucune imposition. Ajoutez cela à la nécessité de recourir au pape pour obtenir des secours d'un clergé qui regorge des biens du siècle, et au pouvoir du tribunal de l'inquisition et de celui de la nonciature, qui anéantit totalement les évêques, et on verra, et encore en petit, jusqu'où va la domination romaine, quand on a la faiblesse et l'aveuglement de s'en laisser dompter.

On espérait donc voir bientôt une fin à ce différend, mais on craignait fort les traverses des Espagnols, surtout de l'arrivée à Rome du cardinal del Giudice, et ce Diaz, agent d'Espagne à Rome, qui criait de toute sa force contre la promotion d'Albéroni. Les Espagnols ne pouvaient supporter de voir toutes les affaires de la monarchie entre les mains des Italiens, soit dans son centre, soit à Rome et ailleurs; et leurs cris, fondés sur l'indignité du personnage, l'honneur de la pourpre, le respect de l'Église, la réputation du pape, portés jusqu'à lui par les ennemis d'Acquaviva et d'Aldovrandi, ne laissaient pas de l'ébranler beaucoup. Mais bientôt après les lettres d'Aubenton réparaient tout. Le pape si défiant ne se pouvait défier de l'ambition ni de l'esclavage de ce jésuite, dans la pleine conviction où il lui avait plu de s'établir du dévouement sans réserve d'Aubenton à sa personne et à son autorité, dont aucun autre attachement, ni sa place même, ne pouvait affaiblir la plénitude, et c'était de ces témoignages dont Aldovrandi faisait boucher pour raffermir le pape sur cette promotion, et sur l'accommodement des différends avec l'Espagne. Ce prélat craignit de la part des neveux de Giudice qui étaient à Rome, et voulut agir auprès d'eux, mais il n'y trouva nul obstacle à vaincre. Cellamare leur aîné, sage et habite, mais bas courtisan, craignant pour sa fortune, leur avait écrit de façon qu'il n'y eût rien à appréhender de leur part. Aldovrandi était en peine aussi que la France ne mît des obstacles, mais il fut rassuré par le cardinal de La Trémoille, qui lui promit de contribuer plutôt que de traverser parce que le pape ne pouvait refuser de donner un chapeau à la France, lorsqu'il en accorderait un au premier ministre d'Espagne, ce que l'événement ne vérifia pas. Ainsi, tout s'aplanissant devant lui, le pape dans le besoin qu'il croyait en avoir, lui faisait faire souvent des compliments et des assurances d'une estime et d'une confiance qu'il n'avait pas, et d'une reconnaissance de son zèle et de ses services aussi fictive. Aldovrandi demanda une nouvelle lettre de la main de la reine pour presser de nouveau cette promotion, et voulut qu'elle contînt des menaces contre quiconque la voudrait traverser. Albéroni soutenait ces menées par ses promesses en maître absolu qu'il était, et par ses préparatifs. Il disposait de l'argent venu par les galions, il abandonnait le projet des travaux des ports de Cadix et du Ferrol, et il assurait qu'il paraîtrait une flotte au mois de mars dans les mers d'Italie, telle qu'il ne s'en était point vu depuis Philippe II, si le pape prenait le parti d'exécuter de sa part ce qu'il fallait pour cela, c'est-à-dire de lui envoyer la barrette.

Il ne s'expliquait point sur la ligue qui se négociait entre la France, l'Angleterre et la Hollande; il ne jugeait pas que le roi d'Espagne fût encore en état de prendre aucun parti, et qu'il ne fallait laisser pénétrer rien de ce qu'il pouvait penser. Il se contentait de raisonner sur tant ce qui se passait pour arriver à cette triple alliance, de conclure que l'Europe ne pouvait subsister dans l'état où elle était, et de vouloir persuader que la situation du roi d'Espagne était meilleure que celle de toutes les autres puissances. Néanmoins il consulta Cellamare sur la conduite qu'il estimait que le roi d'Espagne dût tenir dans la situation présente. Cet ambassadeur lui répondit que son sentiment était que le roi d'Espagne devait vendre cher ce qu'il ne voudrait pas garder, supposé qu'il prît la résolution de l'abandonner (c'est-à-dire ses droits sur la couronne de France), ou de surmonter à quelque prix que ce fût les difficultés capables d'éloigner l'acquisition d'un bien qu'il désirait. Il ajoutait que, suivant le cours ordinaire du monde, beaucoup de gens désapprouvaient la ligue avec l'Angleterre dans le pays où il était, pendant que d'autres l'approuvaient. Le roi d'Angleterre eut beau assurer l'empereur qu'il n'y avait aucun article dans ce traité qui fût préjudiciable aux intérêts de la maison d'Autriche, il ne put calmer ses soupçons. Ses ministres redoublèrent d'activité pour le traverser à mesure qu'ils croyaient s'avancer, et le suspendirent quelque temps par les difficultés qu'ils eurent le crédit de faire former par quelques villes de Hollande, que les ambassadeurs de France, sincèrement secondés par celui d'Angleterre, eurent beaucoup de peine à surmonter.

La vivacité des Anglais en cette occasion déplut fort aux Impériaux. Ils étaient irrités contre les Hollandais par les différends sur le traité de la Barrière, où il survenait toujours quelque nouvelle difficulté. Entre autres l'empereur se prétendait dégagé du payement de un million cinq cent mille livres pour l'entretien des garnisons hollandaises dans les places des Pays-Bas, parce qu'il disait que cette condition n'était établie que sur la supposition que le revenu de ces provinces était de deux millions d'écus, et qu'il n'allait pas à huit cent mille par an. Ces altercations ne nuisirent point au traité, non plus que les manèges et les instances de Prié qui, partant de la Haye pour Bruxelles fort mécontent de son peu de succès, laissa échapper quelques menaces qui firent sentir aux Hollandais le besoin qu'ils avaient de se faire des amis et des protecteurs contre les entreprises et les chicanes de l'empereur, maître de les inquiéter par ces mêmes états qu'ils avaient eu tant de soin de lui procurer à la paix d'Utrecht.

Beretti mandait en Espagne que la crainte de l'empereur, dont les Hollandais s'étaient environnés, les rendait Français. Il citait le comte de Welderen et d'autres principaux des États généraux pour avoir dit qu'ils avaient été les dupes de l'empereur et des Anglais qui avaient augmenté : l'un ses États, les autres leur commerce, aux dépens de leur république. Il louait le régent d'avoir si bien pris son temps pour le traité qu'il croyait, avec bien d'autres, avoir coûté un million à la France; et qui dans la vérité n'avait pas coûté un écu. Il maintenait que ce traité n'empêcherait pas la Hollande d'en faire un plus particulier avec l'Espagne parce que cela convenait à leur intérêt; qu'ainsi le traité ne coûterait rien au roi d'Espagne parce qu'il était recherché des Hollandais, qui pour rien ne lui voulaient déplaire, au lieu qu'ils étaient recherchés par les Français. Quoique trompé sur l'argent du traité, et sur ce que les Hollandais ne le concluraient point s'ils remarquaient que cette alliance fût trop suspecte à l'Espagne, il était dans le vrai sur l'apposition constante que la Hollande apportait à l'union des deux monarchies sur la même tête, et il était persuadé que c'est ce qui l'avait déterminée à traiter avec le régent. Il était peiné de n'être pas assez instruit des intentions de l'Espagne. Il craignait que les ambassadeurs de France ne le fissent tomber dans quelque piège; et il croyait remarquer que leur conduite avec lui était tendue à le tromper, du moins à l'empêcher de jeter quelque obstacle à la négociation qu'ils désiraient ardemment de conclure. Il les examinait de près, et il remarqua qu'ils n'avaient point de portrait du roi chez eux, et qu'ils ne nommaient jamais son nom. Il se trouva bientôt fort loin de ses espérances et de celles qu'il avait si positivement données.

Albéroni lui ordonna de déclarer au Pensionnaire que le roi d'Espagne était prêt à traiter avec la république, et de demander que les pouvoirs en fussent envoyés à Riperda, parce que c'était à Madrid que le roi d'Espagne voulait traiter. Beretti se voyant enlever la négociation vit les personnages principaux de la république et leurs intentions avec d'autres yeux. Heinsius lui répandit, avec une froide joie des bonnes intentions du roi d'Espagne, que ses maîtres étant actuellement occupés à traiter avec la France, il fallait achever cet ouvrage, et laisser au temps à mûrir les affaires pour mettre plus sûrement la main à l'oeuvre suivant que les conjonctures y seraient propres. Beretti lui voulut faire craindre les desseins de l'empereur. Le Pensionnaire ne disconvint pas que la conduite de Prié à la Haye n'eût ouvert les yeux, et changé dans plusieurs l'inclination autrichienne, mais il évita toujours d'approfondir la matière, d'où Beretti conclut qu'Heinsius voulait faire le traité avec l'Espagne, non à Madrid, mais à la Haye.

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