CHAPITRE X.

1717

Mariage de Mortagne avec Mlle de Guéméné. — Mariage du duc d'Olonne avec la fille unique de Vertilly. — Mariage de Seignelay avec Mlle de Walsassine. — Princes du sang pressent vivement leur jugement, que les bâtards tâchent de différer. — Requête des pairs au roi à fin de réduire les bâtards à leur rang de pairs et d'ancienneté entre eux. — Grand prieur assiste en prince du sang aux cérémonies du jeudi et vendredi saints chez le roi. — Plusieurs jeunes gens vont voir la guerre en Hongrie. — M. le prince de Conti, gouverneur du Poitou, entre au conseil de régence et en celui de la guerre. — M. le Duc prétend que, lorsque le conseil de guerre ne se tient pas au Louvre, il se doit tenir chez lui, non chez le maréchal de Villeroy. — Il est condamné par le régent. — Pelletier-Sousy entre au conseil de régence et y prend la dernière place. — Mme de Maintenon malade fort à petit bruit. — Mort, fortune et caractère d'Albergotti. — Sa dépouille. — Fin et effets de la chambre de justice. — Triple alliance signée à la Haye, qui déplaît fort à l'empereur, qui refuse d'y entrer. — Mouvements de Beretti pour empêcher un traité entre l'Espagne et la Hollande. — Conversation importante chez Duywenworde, puis avec Stanhope. — Mesures de Beretti contre l'union de la Hollande avec l'empereur, et pour celle de la république avec l'Espagne. — Motifs du traité de l'Angleterre avec la France, et du désir de l'empereur de la paix du Nord. — Divisions en Angleterre et blâme du traité avec la France. — Menées et mesures des ministres suédois et des jacobites. — Méchanceté de Bentivoglio à l'égard de la France et du régent. — Étranges pensées prises à Rome de la triple alliance. — Instruction et pouvoir d'Aldovrandi retournant de Rome en Espagne. — Manèges d'Albéroni pour avancer sa promotion. — Son pouvoir sans bornes; dépit et jalousie des Espagnols. — Misères de Giudice. — Vanteries d'Albéroni. — Il fait de grands changements en Espagne. — Politique et mesures entre le duc d'Albe et Albéroni. — Caractère de Landi, envoyé de Parme à Paris. — Vives mesures d'Albéroni pour détourner les Hollandais de traiter avec l'empereur, et les amener à traiter avec le roi d'Espagne à Madrid. — Artificieuses impostures d'Albéroni sur la France. — Il se rend seul maître de toutes les affaires en Espagne. — Fortune de Grimaldo. — Giudice s'en va enfin à Rome. — Mesures d'Albéroni avec Rome. — Étranges impressions prises à Rome sur la triple alliance. — Conférence d'Aldovrandi avec le duc de Parme à Plaisance. — Hauteur, à son égard, de la reine d'Espagne. — L'Angleterre, alarmée des bruits d'un traité négocié par le pape entre l'empereur et l'Espagne, fait là-dessous des propositions à Albéroni. — Sa réponse à Stanhope. — Son dessein. — Son artifice auprès du roi d'Espagne pour se rendre seul maître de toute négociation. — Fort propos du roi d'Espagne à l'ambassadeur de Hollande sur les traités avec lui et l'empereur.

Mortagne, chevalier d'honneur de Madame, dont j'ai parlé quelquefois, avait une espèce de maison de campagne dans le fond du faubourg Saint-Antoine, ou il demeurait le plus qu'il pouvait. M. de Guéméné, qui n'aimait point à marier ses soeurs ni ses filles, et qui ne se corrigeait point par l'exemple de ses soeurs qui s'étaient enfin mariées sans lui, avait une de ses filles dans un couvent tout voisin de la maison de Mortagne, lequel avait fait connaissance avec elle, et pris grande pitié de ses ennuis et de la voir manquer de tout. Il y suppléa par des présents, et l'amitié s'y mit de façon qu'ils eurent envie de s'épouser. Les Rohan jetèrent les hauts cris, car Mortagne, qui était un très galant homme, et qui avait servi avec distinction, s'appelait Collin, et n'était rien du tout du pays de Liège, comme on l'a dit ici en son lieu. Mortagne ne s'en offensa point. Il leur fit dire que ce n'était que par compassion du misérable état de cette fille qui manquait de tout, qui se désespérait d'ennui et de misère, et qui avait trente-cinq ans, qu'il la voulait épouser; qu'il leur donnait un an pour la pourvoir; mais que s'ils ne la mariaient dans l'année, il l'épouserait aussitôt après. Ils ne la marièrent point. Ils comptèrent empêcher que Mortagne l'épousât; il se moqua d'eux. La fille fit des sommations respectueuses, et ils se marièrent publiquement dans toutes les règles. Ils ont très bien vécu ensemble, car il était fort honnête homme, et sa femme se crut en paradis. Il en vint une fille, que le fils aîné de Montboissier, capitaine des mousquetaires noirs après Canillac, son cousin, a épousée.

Le duc d'Olonne épousa aussi la fille unique de Vertilly, maréchal de camp, qui avait été major de la gendarmerie, fort honnête homme et officier de distinction, frère cadet d'Harlus, qui avait été deux campagnes de suite brigadier de la brigade où était mon régiment, desquels j'ai parlé dans les temps. Cette fille était riche. C'étaient de bons gentilshommes de Champagne.

Seignelay, troisième fils de M. de Seignelay, ministre et secrétaire d'État, mort dès 1690, quitta le petit collet et se maria à la fille de Walsassine, officier général de la maison d'Autriche dans les Pays-Bas. Il la perdit bientôt après n'en ayant qu'une fille, que Jonsac, fils aîné de celui dont on a vu le combat avec Villette, a épousée. Seignelay se remaria à une fille de Biron avant la fortune de ce dernier.

Tout s'aigrissait de plus en plus entre les princes du sang et les bâtards. Les premiers voulaient un jugement, et en pressaient le régent tous les jours; les bâtards ne cherchaient qu'à gagner du temps. Les pairs, tout déplorables qu'ils fussent par leur conduite, s'étaient déjà engagés, comme on l'a vu, à se soutenir contre les entreprises sans nombre et sans exemple qu'ils en avaient essuyés sous le poids du dernier règne. Je vis le régent fort peiné de l'empressement journalier des princes du sang, et en même temps fort embarrassé à s'en défendre. Nous ne crûmes donc pas devoir différer de présenter au roi une requête précise, et sa copie au régent, dont le tissu était mesuré en termes, mais très fort sur la chose, et dont voici les conclusions : « A ces causes, sire, plaise à Votre Majesté en révoquant et annulant l'édit du mois de juillet 1714, et la déclaration du 5 mai 1694, en tout son contenu, ensemble l'édit du mois de mai en 1711, en ce qu'il attribue à MM. le duc du Maine et comte de Toulouse et à leurs descendants mâles le droit de représenter les anciens pairs aux sacres des rois, à l'exclusion des autres pairs de France, et qui leur permet de prêter serment au parlement à l'âge de vingt ans. » C'est-à-dire demander précisément qu'ils fussent réduits en tout et partout au rang des autres pairs de France, et parmi eux à celui de leur ancienneté d'érection et de leur première réception au parlement. Après qu'elle eut été rédigée, examinée et approuvée, elle fut signée dans une assemblée générale que nous tînmes chez l'évêque duc de Laon, en l'absence de M. de Reims, qui la signa comme d'autres absents par procuration expresse. Sitôt qu'elle fut signée, MM. de Laon et de Châlons, avec six pairs laïques, allèrent la présenter au roi, auprès duquel le maréchal de Villeroy les introduisit en arrivant; et le roi prit civilement la requête des mains de M. de Laon, qui en deux mots lui dit de quoi il s'agissait. Il ne répondit rien, car il ne répondit jamais aux princes du sang ni aux bâtards en recevant leurs requêtes. En même temps que ces huit pairs partirent pour se rendre aux Tuileries, l'évêque duc de Langres et les ducs de La Force, de Noailles et de Chaumes s'en allèrent au Palais-Royal, où M. le duc d'Orléans les attendait; et les fit entrer en arrivant dans son cabinet, où il les reçut avec ses grâces accoutumées et peu concluantes. Peu de faux frères osèrent se montrer tels en cette occasion. Le duc de Rohan, jamais d'accord avec personne ni avec lui-même, en fut un. Les ducs d'Estrées et Mazarin étaient des excréments de la nature humaine, à qui le reste des hommes ne daignait parler. Estrées ne parut jamais parmi nous; Mazarin fut mis par les épaules, littéralement, dehors dans une de nos assemblées chez M. de Laon, et depuis cette ignominie sans exemple qu'il mérita tout entière, il n'osa plus s'y présenter. D'Antin se trouvait dans une situation unique, qui engagea à la considération de ne lui en point parler. Le prince de Rohan devait trop aux amours de Louis XIV, et avait trop d'intérêt au désordre, à l'usurpation, à l'interversion de tout ordre, de toute règle, de tout droit pour pouvoir demander à faire rendre justice et à faire compter raison et vertu. Le duc d'Aumont s'était si pleinement déshonoré par sa conduite dans l'affaire du bonnet, et si à découvert dans la conférence de Sceaux, comme on l'a vu dans son lieu, que presque aucun de nous ne lui parlait, et qu'il lui coûta peu de mettre, en ne signant point, la dernière évidence aux infamies qu'il avait dès lors découvertes.

Je ne sais dans quel esprit M. le duc d'Orléans permit une chose fort étrange qui, dans les vives circonstances où on en était sur les querelles de rang et les requêtes au roi là-dessus, n'était bonne qu'à les échauffer de plus en plus, et à tenter les princes du sang de quelque parti violent. À la connaissance que j'avais de M. le duc d'Orléans, de son humble et respectueuse déférence pour l'audace et les vices effrénés du grand prieur, il ne put lui résister, et pour s'excuser à soi-même, il voulut peut-être se faire accroire que ce trait pourrait enrayer la presse extrême que les princes du sang lui faisaient de juger, dans la défiance que cela leur ferait naître qu'il ne leur serait pas favorable. Non content de laisser servir le grand prieur à la cène, il lui permit tacitement ce que M. de Vendôme et lui n'avaient jamais ni eu ni osé demander du temps du feu roi, qui fut d'être assis pendant le sermon de la cène avec les princes du sang, le dernier en même rang et honneurs qu'eux. Sur les plaintes qui en furent portées au régent, il montra le trouver mauvais, et promit d'y donner ordre. Il pouvait dès lors l'empêcher, puisqu'il y était. Le lendemain, vendredi saint, le grand prieur parut à l'office du jour à la chapelle en même place et honneurs. M. le duc d'Orléans dit après qu'il l'avait oublié, mais il ne laissa pas d'ordonner au grand maître des cérémonies de l'écrire sur son registre. Il protesta seulement que cela n'arriverait plus, et se moqua ainsi des princes du sang, sans nécessité aucune que de complaire à l'insolence d'un audacieux qui sentait bien à qui il avait affaire. Je ne voulus pas seulement prendre la peine de lui en parler : c'était l'affaire des princes du sang encore plus que la nôtre.

La paix profonde, qui avait toutes sortes d'apparences de durer longtemps, donna lieu à plusieurs jeunes gens qui n'avaient encore pu voir de guerre, de demander la permission de l'aller chercher en Hongrie. La maison de Lorraine, si foncièrement attachée à celle d'Autriche, en donna l'exemple par le prince de Pons et le chevalier de Lorraine, son frère, qui l'obtinrent, et partirent aussitôt. M. du Maine crut devoir écouter le désir du prince de Dombes, qui l'obtint de même. Alincourt, fort jeune, second fils du duc de Villeroy, y alla aussi, et quelques autres; mais ce zèle des armes devint contagieux. On commença à se persuader qu'à ces âges-là on ne pouvait se dispenser de suivre cet exemple; ce qui obligea avec raison le régent à défendre que personne lui demandât plus d'aller en Hongrie, et qu'il fit une défense générale d'y aller. M. le prince de Conti voulut faire comme les autres. Il se laissa apaiser par de l'argent. Il acheta de La Vieuville le médiocre gouvernement de Poitou, que M le duc d'Orléans fit payer pour lui par le roi, en mettre les appointements sur le pied des grands gouvernements, et en même temps il le fit entrer au conseil de régence. Quelques jours après, il y fit entrer Pelletier de Sousi, qui n'y venait que les jours de finance. Quoique très ancien conseiller d'État, il prit la dernière place après MM. de Troyes, Torcy et Effiat, qui ne l'étaient point, sans que les conseillers d'État en murmurassent. Ce haut et bas de leur part, je ne l'ai point compris, et sitôt après tant de bruit à l'occasion de l'entrée de l'abbé Dubois dans le conseil des affaires étrangères. M. le prince de Conti entra aussi au conseil de guerre, qui se tenait chez le maréchal de Villars. M. le Duc, qui n'y fut point, le trouva mauvais, et prétendit que, lorsqu'il ne se tenait point au Louvre, ce devait être chez lui à l'hôtel de Condé. M. le duc d'Orléans se moqua de cette prétention, et, pour la rendre ridicule, il alla lui-même au conseil de guerre qui se tint chez le maréchal de Villars quelques jours après.

Mme de Maintenon, oubliée et comme morte dans sa belle et opulente retraite de Saint-Cyr, y fut considérablement malade, sans que cela fût presque su, ni que cela fît la moindre sensation sur ceux qui l'apprirent.

Albergotti fut trouvé presque mort le matin par ses valets entrant dans sa chambre, et ne vécut que peu d'heures après. Il avait des attaques d'épilepsie qu'il cachait avec grand soin, et il s'en joignit d'apoplexie. Il était neveu de Magalotti, Florentin comme lui, qui avait été capitaine des gardes du cardinal Mazarin, et qui mourut lieutenant général et gouverneur de Valenciennes, duquel j'ai parlé en son temps. Le maréchal de Luxembourg, ami intime de Magalotti, avait fait d'Albergotti comme de son fils, ce qui l'avait mis dans les meilleures compagnies de la cour et de l'armée, et l'avait fort lié avec tout ce qui l'était avec M. de Luxembourg, par conséquent avec M. le Duc et M. le prince de Conti, et avec toute la cabale de Meudon, car il savait s'échafauder et aller de l'un à l'autre. Pour le faire connaître en deux mots, c'était un homme digne d'être confident et instrument de Catherine de Médicis. C'est montrer tout à la fois quel était son esprit et ses talents, quels aussi son coeur et son âme. Le maréchal de Luxembourg et ses amis, et M. le prince de Conti s'en aperçurent les premiers. Il les abandonna pour M. de Vendôme lors de son éclat avec eux. Albergotti sentit de bonne heure qu'il pointait à tout. Ses moeurs étaient parfaitement homogènes aux siennes. Il se dévoua à lui pour la guerre, et par lui à M. du Maine, pour la cour. Ceux qu'il déserta le trouvèrent si dangereux qu'ils n'osèrent se brouiller ouvertement avec lui, mais ce fut tout. C'était un grand homme sec, à mine sombre, distraite et dédaigneuse, fort silencieux, les oreilles fort ouvertes et les yeux aussi. Obscur dans ses débauches, très avare et amassant beaucoup; excellent officier général pour les vues et pour l'exécution, mais fort dangereux pour un général d'armée et pour ceux qui servaient avec lui. Sa valeur était froide et des plus éprouvées et reconnue, avec laquelle toutefois les affronts les plus publics et les mieux assénés ne lui coûtaient rien à rembourser et à laisser pleinement tomber en faveur de sa fortune. On a vu en son lieu celui qu'il essuya de La Feuillade après le malheur de Turin; et on en pourrait citer d'autres aussi éclatants, sans qu'il en ait jamais fait semblant même avec eux, ni qu'il en soit un moment sorti de son air indifférent et de son silence, à propos duquel je dirai, comme une chose bien singulière, que Mlle d'Espinoy m'a conté que Mme sa mère le menant une fois de Paris à Lille, où elle allait avec ses deux filles pour ses affaires, personne de ce qui était du voyage, ni elles-mêmes, lui dans leur carrosse, ne lui entendirent proférer un seul mot depuis Paris jusqu'à Lille. Il eut l'art de se mettre bien avec tous ceux de qui il pouvait attendre, et sur un pied fort agréable avec le roi, et le plus honnêtement qu'il pouvait avec le gros du monde, quoiqu'il n'ignorât d'être haï, et qu'on se défiait beaucoup de lui. Il devint ainsi lieutenant général commandant des corps séparés, chevalier de l'ordre et gouverneur de Sarrelouis. Il avait outre cela douze mille livres de pension. À cette conduite on peut juger qu'il ne s'était jamais donné la peine de s'approcher de M. le duc d'Orléans. Pendant le dernier Marly du roi nous fûmes surpris, Mme de Saint-Simon et moi, de le voir entrer dans sa chambre. Jamais il ne nous avait parlé. Il y revint trois ou quatre fois de suite avec un air aisé. J'entendis bien, et elle aussi, à quoi nous devions cet honneur. Nous le reçûmes honnêtement, mais de façon qu'il sentît que nous ne serions pas ses dupes. Nous ne le revîmes plus depuis. Il n'était point marié, et ne fut regretté de personne. Son neveu eut son régiment royal-italien, qui valait beaucoup, et Madame fit donner le gouvernement de Sarrelouis au prince de Talmont.

Enfin, quelques jours avant la semaine sainte, le chancelier alla le matin à la chambre de justice la remercier et la finir. Elle avait duré un an et quelques jours, et coûta onze cent mille francs. Lamoignon s'y déshonora pleinement, et Portail y acquit tout l'honneur possible. Cette chambre fit beaucoup de mal et ne produisit aucun bien. Le mal fut les friponneries insignes, les recelés, les fuites, et le total discrédit des gens d'affaires à quoi elle donna lieu; le peu ou point de bien par la prodigalité des remises qui furent faites sur les taxes, et les pernicieux manèges pour les obtenir. Je ne puis m'empêcher de répéter que je voulais, comme on l'a vu en son lieu, qu'on fît en secret ces taxes par estime fort au-dessous de ce à quoi elles pouvaient monter; les signifier aux taxes en secret, les uns après les autres; les leur faire payer à l'insu de tout le monde et à l'insu les uns des autres, mais en tenir des registres bien sûrs et bien exacts; leur faire croire que, par considération pour eux, on ne voulait pas les peiner, encore moins les décrier, en leur faisant des taxes publiques; mais qu'il fallait aussi que, en conservant leur honneur et leur crédit, le roi fût aidé. Par cette voie, on le leur aurait laissé tout entier, puni leurs rapines, perçu pour le roi tout ce qui aurait été payé, et ôté toute occasion de frais et de modération de taxes, et de dons sur leur produit, parce que les taxes mêmes auraient été ignorées, par où il se serait trouvé qu'en taxant, sans proportion, moins qu'on ne fit et sans frais, il en serait entré infiniment plus dans les coffres du roi qu'il n'y en entra par la chambre de justice. Je voulais en même temps que de ces taxes on payât de la main à la main tous les brevets de retenue existant, quels qu'ils fussent, avec bien ferme résolution de n'en accorder jamais; en payer tous les régiments et toutes les charges militaires, et les principales charges de la cour, même les charges de présidents à mortier, et d'avocats et procureur général du parlement de Paris; rendre toutes ces charges libres n'en plus laisser vendre aucune ni un seul régiment, et les réserver à toujours en la disposition gratuite du roi, à mesure de leurs vacances. J'y comprenais aussi les gouverneurs généraux et particuliers, et leurs lieutenances. Je parlais sans intérêt, je n'avais ni charge, ni régiment, ni gouvernement de province, ni brevet de retenue. Aussi M. le duc d'Orléans goûta-t-il beaucoup cette proposition; mais le duc de Noailles, se voyant à la tête des finances, en voulut tout le pouvoir et le profit, flatter la robe, et, par un mélange utile à ses affaires de terreur et de débonnaireté, devenir l'effroi, l'espérance ou l'amour de la gent financière qui a des branches fort étendues dans tous les trois états du royaume. Ainsi il lui fallut tout l'appareil d'une chambre de justice, après quoi il ne fut plus question d'un emploi si utile. La facilité inconcevable du régent avait déjà donné les survivances et les brevets de retenue à pleines mains, sans choix ni distinction quelconque, et voulut continuer cette aveugle prodigalité, comptant ne donner rien et s'attacher tout le monde. Il se trouva qu'il en donna tant que personne de cette multitude ne lui sut aucun gré d'avoir eu ce que tant d'autres en obtenaient sans peine, et que, honteux lui-même de n'avoir rien laissé à disposer au roi, il eut l'imprudence d'autoriser l'ingratitude, en disant qu'il serait le premier à lui conseiller de ne laisser subsister aucune de ces grâces. On le craignit un temps; mais la rumeur devint si grande, par la multitude des intéressés, qu'on n'osa enfin y toucher.

Enfin, après bien des négociations et des délais, les États généraux se déterminèrent à accéder au traité fait entre la France et l'Angleterre, et le firent signer pour eux à la Haye, le 4 janvier: c'est ce qu'on nomma la triple alliance défensive. Beretti pressait toujours le pensionnaire Heinsius d'une ligue particulière avec l'Espagne. Heinsius le remettait jusqu'à ce qu'on vît finir de façon ou d'autre la négociation avec la France, et Beretti attribuait ces remises à la crainte de déplaire à l'empereur. Cependant, de concert avec le Pensionnaire, il s'adressa au président de semaine, qui lui promit de porter sa proposition à l'assemblée des États généraux, et lui fit espérer qu'elle y serait bien reçue. Beretti comptait mal à propos sur l'opposition de la France, quoiqu'il fût certain que l'intérêt et le dessein de cette couronne fussent de faciliter l'alliance de l'Espagne avec les Provinces-Unies, et qu'il n'y eût de puissance en Europe que l'empereur à qui elle pût déplaire. Il ne s'en cachait pas, ni de son chagrin de la triple alliance. L'Angleterre et la hollande le pressaient d'y entrer. Il rejeta la proposition des Hollandais avec tant de mépris, que Heinsius, si passionné autrichien toute sa vie, ne pût s'empêcher d'en montrer son dépit à Beretti. À Stanion, chargé des affaires d'Angleterre à Vienne, le prince Eugène répondit qu'il ne voyait pas l'utilité dont il serait à l'empereur d'entrer dans un traité qui ne tendait qu'à confirmer Philippe V sur le trône d'Espagne. La conséquence en était si visible que Beretti changea d'avis, et se persuada enfin que la France désirait que le roi d'Espagne entrât au plus tôt en alliance avec l'Angleterre et la Hollande, non dans la vue des intérêts de l'Espagne, mais de ceux de M. le duc d'Orléans.

Beretti, faute d'instructions de Madrid, n'avait osé donner au président de semaine un mémoire, selon la coutume, et s'était contenté de lui parler. Nonobstant ce défaut de forme, sa proposition avait été envoyée aux Provinces, et Beretti cherchait à découvrir les sentiments des personnages principaux. Un jour qu'il alla voir le baron de Duywenworde, il y rencontra le comte de Sunderland, qui venait d'Hanovre, où le roi d'Angleterre était encore. Beretti n'osait parler devant ce tiers. Duywenworde le tira bientôt de peine. Il dit à Sunderland que le roi d'Espagne proposait une ligue à sa république; qu'il ne doutait pas que ce ne fût conjointement avec l'Angleterre, par la liaison qui devait toujours unir ces deux puissances; et il déclara qu'à cette condition il y concourrait de tout son pouvoir. Beretti répondit que si l'alliance était faite avec ces deux puissances, elle en serait d'autant plus agréable au roi son maître. On s'expliqua de part et d'autre sur l'objet qu'elle devait avoir. Sunderland et Duywenworde dirent tous deux que le traité avec la France en devait être le modèle, et la tranquillité de l'Europe le but. Ils ajoutèrent, sans que Beretti s'y attendît, que la garantie s'étendrait seulement sur les États que l'empereur possédait actuellement; que leurs maîtres avaient pris une ferme résolution de ne pas souffrir que ce prince, déjà trop puissant, s'étendît davantage, qu'il serait temps qu'il abandonnât ses chimères, et qu'il fît la paix avec le roi d'Espagne; que le bruit courait qu'elle se négociait par l'entremise du pape. Là-dessus Sunderland décria fort la faiblesse de cette entremise, l'attachement des parents du pape pour l'empereur; et soutint que, quand même le pape aurait agi en médiateur équitable, l'empereur serait toujours maître de lui manquer de parole, et qu'il n'en serait pas de même à l'égard de l'Angleterre et de la Hollande, dont la médiation serait beaucoup plus sûre et plus juste; que leur intention était de mettre l'Europe en repos; et que le roi d'Espagne en ferait l'épreuve, s'il voulait se fier à ces deux puissances.

Stanhope, venant d'Hanovre à la Haye, précéda de peu de jours le passage du roi d'Angleterre; il tint à Beretti le même propos. Il s'étendit sur la nécessité de l'union de l'Espagne avec l'Angleterre, sur les malheurs de la dernière guerre qui avait désolé l'Espagne, dans laquelle il s'était trouvé; sur l'ancienne maxime des Espagnols de paix avec l'Angleterre; sur les sentiments du roi d'Angleterre, qui répondaient à ceux du roi d'Espagne; enfin jusqu'à trouver dans ces deux princes une conformité de caractère, et il parla comme Sunderland sur la prétendue négociation du pape. Il promit que, si le roi d'Espagne avait confiance en lui, il travaillerait de manière qu'il en serait satisfait; que l'Angleterre forcerait l'empereur à convenir de ce qui serait juste, ensuite à tenir les conventions faites; que la succession de Parme et de Plaisance serait assurée à la reine d'Espagne et à don Carlos à l'infini; que les droits du roi d'Espagne sur Sienne seraient maintenus; qu'elle empêcherait la maison d'Autriche de s'emparer de la Toscane. Enfin Stanhope promit tout ce qui pouvait plaire le plus au roi et à la reine d'Espagne, ou Beretti embellit et augmenta le compte qu'il en rendit. Beretti soupçonna que les ambassadeurs de France, qui étaient à la Haye, n'eussent part à la façon dont Stanhope s'était expliqué sur la succession de Parme qui touchait si personnellement et si sensiblement la reine d'Espagne, pour l'engager, par cet intérêt, à faire entrer le roi son mari dans la triple alliance, par conséquent à confirmer encore plus, en faveur des renonciations, les dispositions faites par le traité d'Utrecht. Il crut voir, par des traits échappés dans la conversation à Stanhope, que l'union entre la France et l'Angleterre n'était pas aussi sincère ni aussi étroite de la part des Anglais que le monde se la figurait. Il était confirmé dans cette pensée sur ce que Stanhope s'était particulièrement attaché à lui montrer qu'il faisait une extrême différence, pour la solidité des alliances, entre celle de la France et celle que l'Angleterre contracterait avec l'Espagne; et que, pour lui faire sentir l'importance de cette confidence, il lui avait demandé un secret sans réserve à l'égard de tout Français, Hollandais et Anglais, et il lui offrait d'entretenir avec lui une correspondance régulière après son retour en Angleterre, d'où il le remit à lui répondre sur la permission qu'il demanda pour le roi d'Espagne de lever trois mille Irlandais.

Beretti, avec ces notions et ces mesures prises, se mit à travailler du côté d'Amsterdam à empêcher les États généraux de presser l'empereur d'entrer dans la ligue. Il les savait disposés à lui garantir les droits et les États qu'il possédait en Italie, ce qui était fort contraire aux intérêts du roi d'Espagne. Il sut qu'Amsterdam voulait éloigner cette garantie; c'en était assez pour éloigner l'empereur d'entrer dans le traité, et il était de l'intérêt du roi d'Espagne de profiter de cette conjoncture pour presser la république de se déterminer sur la proposition qu'il lui avait faite, qui d'ailleurs était mécontente de l'infidélité des Impériaux sur l'exécution du traité de la Barrière. Mais il lui fallut essuyer les longueurs ordinaires du gouvernement de ce pays. L'Angleterre était toujours menacée de forts mouvements.

Le nombre des jacobites y était toujours grand, nonobstant l'abattement de ce parti; c'est ce qui pressa Georges de se rendre à Londres, sans s'arrêter en Hollande, et ce qui lui lit conclure son traité avec la France, bien persuadé que sa tranquillité au dedans dépendait de cette couronne, et de la retraite du Prétendant au delà des Alpes. Penterrieder avait été dépêché de Vienne à Hanovre pour le traverser. Il n'en était plus temps à son arrivée. Il fallut se contenter de l'assurance positive qu'il ne contenait aucun article contraire aux intérêts de la maison d'Autriche, et d'écouter l'applaudissement que se donnait le roi d'Angleterre des avantages, tant personnels que nationaux, qu'il en tirait. Penterrieder avait ordre aussi de travailler à la paix du Nord. L'empereur s'intéressait à sa conclusion pour tirer facilement des troupes qui étaient employées à cette guerre, pour en grossir les siennes en Hongrie, où il n'était plus question que d'ouvrir la campagne de bonne heure.

Le roi d'Angleterre protesta de son désir, en représentant les difficultés infinies qui naissaient des intérêts et des jalousies des confédérés, et sur ce qu'il ignorait encore ce que les ministres de Suède lui préparaient en Angleterre. La division y était grande, non seulement entre les deux partis toujours opposés, mais dans le dominant, mais entre les ministres, mais dans la famille royale. Le gros blâmait le traité avec la France, qui désunissait l'Angleterre, contre son véritable intérêt, d'avec l'empereur. Il le trouvait inutile, parce [que], ne leur pouvant être bon que par des conditions avantageuses pour le commerce, il n'y en était pas dit un mot. La considération du repos de leur royaume ne les touchait point. Ils disaient que l'Angleterre ne pouvait demeurer unie qu'autant qu'on lui présenterait un objet qui lui fît craindre la désunion; que le prétendant était cet objet qui, disparaissant, dissiperait les craintes, dont la fin donnerait lieu aux passions particulières de faire plus de mal que les guerres du dehors. Ainsi ils trouvaient mauvais qu'il y eût une stipulation de secours de la France si l'Angleterre en avait besoin, parce que, si c'était en troupes, la nation n'en voulait point chez elle d'étrangères; si en argent, le royaume n'en manque pas, et il lui était honteux d'en recevoir d'un autre. C'est qu'encore que le parti dominant, qui était les whigs, eût toujours été déclaré pour la maison d'Autriche, il s'était laissé gagner par le roi Georges et par ses ministres allemands uniquement occupés de la grandeur de la maison d'Hanovre en Allemagne: changement d'autant plus étonnant que le ministère whig souhaitait peu auparavant que le roi d'Espagne voulût revenir contre ses renonciations, et que l'esprit du parti fût encore le même. Ses adversaires, ravis de les voir divisés, demeuraient spectateurs tranquilles des scènes qui se préparaient à l'ouverture, et pendant les séances du parlement, et dressaient cependant leurs batteries pour déconcerter celles de la cour qui voulait conserver ses troupes dans la paix la plus profonde, que les torys voulaient faire réformer comme contraires à la liberté de l'Angleterre et fort à charge par la dépense. Ces dispositions achevaient de persuader Georges de l'utilité de son traité avec la France, et de la nécessité de cultiver et de fortifier tant qu'il pourrait cette alliance. Stairs eut ordre de dire que son maître la regardait comme un prélude à des affaires bien plus importantes et bien plus étendues. Stairs eut ordre aussi d'observer infiniment les démarches du baron de Goertz, qui était alors à Paris, que le roi d'Angleterre regardait comme un de ses plus grands ennemis, dont il commençait à découvrir les intrigues et celles des autres ministres de Suède.

Gyllembourg, envoyé de Suède en Angleterre, qui voyait de près le mécontentement et les mouvements qui y étaient, persuadé qu'il était de l'intérêt de son maître de profiter de ces divisions, suivit avec chaleur les projets qu'il avait formés pour exciter des troubles en Angleterre, et procurer par là une diversion, la plus favorable que le roi de Suède pût espérer. Il négociait donc en même temps deux affaires, dont la première, qu'il ne cachait point, pouvait contribuer au succès de l'autre, qui devait être secrète. La première était un traité qu'il voulait faire avec des négociants anglais, pour leur faire porter des blés en Suède et y prendre du fer en échange. Il communiquait cette affaire à Goertz, et tout ce qu'il faisait aussi pour la seconde, qui étaient les mesures qu'il prenait avec les jacobites; mais il craignait, pour le secret d'une affaire si importante, la pénétration de la Hollande, où on savait jusqu'aux moindres démarches des ministres étrangers. Il était averti par ses amis des mesures qu'il fallait prendre et du temps à transporter des troupes suédoises et de l'artillerie sur les côtes d'Écosse ou d'Angleterre. Ils demandaient dix vaisseaux de guerre pour escorter les bâtiments de transport. Il était impossible de tenter d'en acheter en Angleterre sans s'exposer à être découvert; et pour les bâtiments de transport, le danger n'en était pas moindre, si on en tirait un trop grand nombre d'Angleterre en Hollande. L'expédient pour ces derniers fut d'avertir que le roi de Suède ferait vendre dans un certain temps les prises faites par ses sujets dans la mer Baltique, d'engager sous ce prétexte plusieurs négociants de se rendre à Gottembourg, qui y ferait ces emplettes en même temps que leur échange de blé pour du fer. Quelques officiers de marine, qui entraient dans le projet, croyaient, par les raisons de leur métier, que le mois de janvier serait le plus favorable pour ce transport, et supputaient qu'un bâtiment de trois cents tonneaux pouvait porter trois cents hommes, et les chevaux à proportion; mais ils représentaient la nécessité d'appeler en Suède quelques officiers Anglais qui connussent les côtes, pour conduire l'expédition. On était alors au mois de janvier. On a vu que le roi, étant à Hanovre, avait ordonné à l'escadre Anglaise qui était à Copenhague d'y demeurer. L'amirauté d'Angleterre, piquée que cela eût été fait sans elle, avait fait des représentations sur ce séjour, comme contraire au bien de la nation, et avait en même temps fait disposer des lieux pour y faire hiverner vingt-cinq des plus grands navires d'Angleterre; par conséquent nulle apparence que de quelques mois cette couronne eût aucun navire en mer.

La difficulté de l'argent était la principale. Mais celui qui dirigeait le projet de la part des Anglais, étant revenu à Londres vers le 15 janvier, dit à Gyllembourg que, sur un ordre du comte de Marr, il avait fait délivrer en France à la reine douairière d'Angleterre vingt mille pièces pour les Suédois, qu'il avait fait demander au même comte en quel endroit il ferait payer le reste de la somme que les amis étaient fort inquiets du bruit qui courait de la mésintelligence entre le baron Spaar et Goertz, et qu'ils avaient appris avec plaisir que Gyllembourg devait passer en Hollande pour conférer avec Goertz. Le compte de ce qui avait été payé montait lors à vingt-cinq mille pièces. Gyllembourg en demanda dix mille avant son départ, et une lettre du frère du médecin du czar, pour s'en servir en cas de besoin. On lui promit une bonne somme lorsqu'il passerait en Hollande; mais Gyllembourg et ceux de l'entreprise étaient également inquiets de l'ordre reçu de remettre l'argent à la reine d'Angleterre en France, au lieu de le remettre à Gyllembourg; suivant le premier plan, et de tirer une quittance signée de lui. Ils craignaient surtout la France, et l'étroite intelligence qui était entre le roi d'Angleterre et le régent, qui lui donnerait non seulement tous les secours promis dans les cas stipulés, mais tous les avis de tout ce qu'il pourrait découvrir pour sa conservation sur le trône.

Bentivoglio, toujours porté au pis sur le régent, et à tout brouiller en France, prétendait que la fin secrète du traité avec l'Angleterre était de former et fortifier en Allemagne le parti protestant contre le parti catholique, et qu'il ne s'agissait pas seulement de détruire en Angleterre la religion catholique, qu'on devait regarder désormais comme bannie de ce royaume, mais d'enlever à la maison d'Autriche la couronne impériale, et de la mettre sur la tête d'un protestant. Il menaçait déjà Rome de suivre le sort des catholiques de l'empire, et de devenir la proie des protestants. Après avoir ainsi intimidé le papa, il l'exhortait à s'unir plus étroitement que jamais à l'empereur dont l'intérêt devenait celui de la religion, et, pour avoir lui-même part à ce grand ouvrage, il entretenait souvent le baron d'Hohendorff, fourbe plus habile que le nonce, et qui lui faisait accroire que, touché de ses lumières, de son zèle et de ses projets, il envoyait exactement à Vienne tous les papiers qu'il lui communiquait. Cette ressource d'union à l'empereur était encore la seule que Bentivoglio faisait envisager à Rome pour soutenir en France l'autorité apostolique, et pour engager le pape aux violences, dont par lui-même Sa Sainteté était éloignée. Il l'assurait que les liaisons seules qu'il pourrait prétendre [étaient] avec les princes catholiques, dans une conjoncture où tous les remèdes palliatifs qu'on n'avait cessé d'employer malgré ses instances, s'étaient tous tournés en poison contre la saine doctrine et l'autorité de la cour de Rome [18] . Ceux qui la gouvernaient étaient persuadés que sa seule ressource pour sauver son pouvoir, et suivant son langage la religion en France, était une liaison parfaite entre le pape et le roi d'Espagne, et le seul moyen d'y conserver la saine doctrine, et la loi de nature. Aubenton était exactement instruit de ces sentiments, sur le fidèle et entier dévouement duquel le pape comptait entièrement. Ce jésuite et Albéroni étaient en même temps avertis par Rome que la triple alliance qui venait d'être signée ne tendait qu'au préjudice du roi d'Espagne, et à maintenir la couronne de France dans la ligne d'Orléans; et l'engagement réciproque de maintenir aussi la couronne d'Angleterre dans la ligne protestante était traité d'infâme, dont la conclusion était que le roi d'Espagne agirait prudemment de prendre des liaisons avec les Allemands. Telles étaient les dispositions de Rome quand Aldovrandi en partit pour retourner en Espagne. Il eut ordre de passer à Plaisance pour y faciliter le succès de sa négociation par les avis et le crédit du duc de Parme.

L'instruction d'Aldovrandi était fort singulière il emportait des brefs qui accordaient au roi d'Espagne une imposition annuelle de deux cent mille écus sur les biens ecclésiastiques d'Espagne et des Indes, avec pouvoir d'augmentation suivant le besoin, à proportion de ce que ces mêmes biens payaient déjà pour le tribut appelé sussidio y excusado. Les ecclésiastiques d'Espagne s'y opposaient au point de tenir à Rome pour cela un chanoine de Tolède appelé Melchior Guttierez, qui pesait fort au cardinal Acquaviva. Le grand objet du pape était d'obtenir l'ouverture de la nonciature à Madrid, depuis si longtemps fermée, et de faire admettre Aldovrandi en qualité de nonce. Il lui enjoignit donc de garder précieusement les brefs d'imposition sur les biens ecclésiastiques, et de ne les délivrer qu'après son admission à l'audience en qualité de nonce, et lui permit en même temps de les délivrer avant de prendre le caractère de nonce, si on insistait là-dessus. Acquaviva, qui le découvrit, on avertit le roi d'Espagne, et dans la connaissance qu'il avait du peu de stabilité des résolutions du pape, conseilla de commencer par se faire remettre ces brefs. La promotion d'Albéroni en était un autre article que les défiances mutuelles rendaient difficile. Le pape, de peur qu'on ne se moquât de lui après la promotion faite, n'y voulait procéder qu'après l'accommodement conclu. Albéroni, qui avait la même opinion du pape, ne voulait rien finir avant d'être fait cardinal. Pour sortir de cet embarras, Aldovrandi fut chargé de déclarer que, lorsque, le pape saurait, par un courrier qu'il dépêcherait en arrivant, que les ordres dont il était porteur étaient du goût du roi d'Espagne, il ferait aussitôt la promotion d'Albéroni, avant même d'en savoir davantage, ni l'effet de la parole que le roi d'Espagne aurait donnée. Aldovrandi, quelque bien qu'il fût avec Albéroni et Aubenton, y désira des précautions contre ses ennemis; Acquaviva, qui avait le même intérêt, y manda d'être en garde contre tout ce qui viendrait des Français, sur le compte de ce nonce, qu'ils haïssaient comme trop attaché, à leur gré, au parti du roi d'Espagne, à l'égard des événements qui pouvaient arriver en France, avec force broderies, pour appuyer cet avis.

Albéroni avait déclaré que non seulement le neveu du pape, mais que qui que ce fût qu'il voulût envoyer à Madrid, y pouvait être sûr d'une réception agréable, et du succès des ordres dont il serait chargé, si sa promotion était faite; mais que, s'il arrivait les mains vides, il n'aurait qu'à s'en retourner aussitôt, et qu'Aldovrandi même n'y serait pas souffert, quand bien il se réduirait à demeurer comme un simple particulier sans aucun caractère. Il disait et il écrivait qu'il n'y avait pas moyen d'adoucir une reine irritée par tant de délais trompeurs, qu'il rappelait tous; il insistait, comme sur un mépris et un manque de parole insupportables, sur la promotion du seul Borromée, que le pape voulait faire, et qui était dévoué et dépendant de la maison d'Autriche; qu'il donnerait la moitié de son sang, et qu'il n'eût jamais été parlé de sa promotion, tant il prévoyait de malheurs de cette source; qu'Aubenton était exclu d'ouvrir la bouche sur quoi que ce fût qui regardât Rome; qu'il prévoyait qu'il recevrait incessamment la même défense. Il se prévalait ainsi de la timidité du pape pour en arracher par effroi ce qu'il désirait avec tant d'ardeur, et protestait en même temps de sa reconnaissance, de sa résignation parfaite aux volontés du pape, on y mêlant toujours la crainte des ressentiments d'une princesse vive, dont il tournait toujours les éloges à faire valoir la confiance dont elle l'honorait, et son crédit supérieur à toutes les attaques. Sa faveur, en effet, était au plus haut point. Il avait dissipé, anéanti, absorbé tous les conseils; lui seul donnait tous les ordres, et c'était à lui seul que ceux qui servaient au dedans et au dehors les demandaient, et les recevaient. La jalousie était extrême de la part des Espagnols qui, grands et petits, se voyaient exclus de tout, et voyaient tous les emplois entre les mains d'étrangers, qui ne tenaient en rien à l'Espagne, et qui n'étaient attachés qu'à la reine et à Albéroni, pour leur fortune et leur conservation.

Giudice ne pouvait se résoudre à quitter la partie, et quoique accablé des plus grands dégoûts, il ne pouvait renoncer à l'espérance de se rétablir auprès du roi d'Espagne; il se voulait persuader et encore plus au pape, qu'il sacrifiait les peines de sa demeure à Madrid à Sa Sainteté et à sa religion, et lui mandait sans ménagements de termes tout ce qu'il pouvait de pis contre Albéroni, Aubenton et Aldovrandi qu'il lui reprochait de croire plutôt que de consulter le clergé séculier et régulier d'Espagne sur ce qu'il pensait d'eux, lequel était pourtant le véritable appui de l'autorité pontificale dans la monarchie. À la fin ne pouvant plus tenir avec quelque honneur, il résolut de partir, et prit en partant des mesures pour se procurer la faveur du roi de Sicile, et une conférence avec lui en passant.

Albéroni se moquait de lui publiquement. Il vantait la forme nouvelle du gouvernement, et les merveilles qu'il avait déjà opérées dans les finances et dans la marine. Campo Florido, que si longtemps après nous avons vu ici ambassadeur d'Espagne et chevalier du Saint-Esprit, fut fait président des finances; don André de Paëz, président du conseil des Indes, qui fut fort diminué, et dont encore tous les créoles furent chassés. Le comte de Frigilliana, grand d'Espagne, père d'Aguilar, desquels j'ai parlé plus d'une fois, fut démis de la présidence du conseil d'État, mais on en laissa les appointements à sa vieillesse. Le conseil des Indes, sans la signature duquel colle du roi ne servait à rien aux Indes, reçut défense de plus rien signer, et celle du roi seul y fut substituée. Le conseil de guerre, dont la présidence fut laissée au marquis de Bedmar, grand d'Espagne et chevalier du Saint-Esprit, de qui j'ai aussi parlé, sans autorité, et le conseil réduit à quatre membres de robe qui ne s'y pouvaient mêler que des choses judiciaires. S'il s'agissait de faire le procès à des officiers généraux, ils furent réservés au roi d'Espagne ou aux officiers généraux qu'il y commettrait. Les appointements des grands emplois furent fort réduits. Par exemple ceux du président du conseil de Castille ou du gouverneur, qui étaient de vingt-deux mille écus, furent fixés à quinze mille. Les secrétaires du despacho[19] furent réduits de dix-huit mille à douze mille écus, et eux exclus de toutes places de conseillers dans les conseils; le nombre des commis fort réduit, et eux uniquement fixés à leur emploi dans leur bureau. Il joignit en une les doux places de secrétaire de la police et des finances, fit d'autres changements dans les subalternes et abolit l'abus introduit par le conseil de Castille dans les provinces et dans les villes qui lui payaient quatre pour cent de toutes les sommes qu'elles étaient obligées d'emprunter jusqu'au remboursement de ces sommes.

Albéroni faisait beaucoup valoir la sagesse et l'utilité de tout ce qu'il faisait dans l'administration du gouvernement. Il n'en laissait rien ignorer au duc de Parme, même fort peu des affaires. Quoiqu'il se sentit plus en état de protéger son ancien maître qu'en besoin d'en être protégé, son nom et cotte liaison ne lui étaient pas inutiles auprès de la reine d'Espagne. Pour les affaires de Rome, il ne lui en cachait aucune. Les deux points que cette cour désirait le plus d'obtenir de l'Espagne étaient que l'escadre promise contre les Turcs se rendit dans le 15 avril, au plus tard, dans les mers de Corfou, et qu'Aldovrandi en arrivant en Espagne y rouvrit la nonciature avec toutes les prérogatives de ses prédécesseurs. Le duc de Parme, intéressé particulièrement à lui plaire, pressait Albéroni de tout faciliter sur ces deux articles, et pour lui marquer l'intérêt qu'il prenait en lui, il lui donnait en ami des conseils pour éviter de nouvelles plaintes du régent. Sa pensée était qu'il y avait des gens auprès de ce prince qui pour leur intérêt particulier cherchaient à le brouiller avec l'Espagne. Enfin, pour aider de tout son pouvoir Albéroni à Paris, il en rappela son envoyé Pichotti qui s'était déchaîné contre ce premier ministre, et y envoya l'abbé Landi qui était si bien dans son esprit qu'il aurait été précepteur du prince des Asturies sans les réflexions personnelles que la reine fit sur ce choix.

Landi était doux et insinuant. Il avait de l'esprit et des lettres. Il était mesuré et de bonne compagnie, mais il avait été bibliothécaire du cardinal Imperiali, qui était une école à devenir aussi passionné autrichien que mauvais français. Albéroni encore alors ministre public du duc de Parme à Madrid, quoique premier ministre d'Espagne, était le confident secret de la reine à l'égard de sa maison, comme sur le gouvernement de l'État, et des chagrins réciproques. Elle et la duchesse sa mère étaient aisées à s'offenser, et le duc de Parme, plus liant et plus doux, était souvent embarrassé entre l'une et l'autre, pour des bagatelles domestiques, dont Albéroni l'aidait à se tirer. Tous deux avaient intérêt à vivre ensemble dans une étroite amitié, et Albéroni avait soin de lui rendre compte des affaires dont il était occupé, et souvent encore des projets qu'il formait.

Un de ceux qu'il avait le plus à coeur était d'empêcher les Hollandais de faire avec l'empereur une alliance défensive, et de les amener à en conclure une avec le roi d'Espagne, que, pour sa vanité, il voulait traiter lui-même à Madrid. Il se réjouissait d'espérer que la triple alliance brouillerait l'Europe, principalement si elle était suivie d'une ligue avec l'empereur. Il ordonnait à Beretti de déclarer nettement que l'Espagne prendrait ses mesures, si les Provinces-Unies traitaient effectivement avec l'empereur. Quelque médiocre cas qu'il fît de Riperda; il le ménageait par l'intérêt commun d'attirer la négociation à Madrid, lequel de son côté exagérait les plaintes de l'Espagne, comme si elle eût cru le traité avec l'empereur entamé, et il se répandit avec ses maîtres en reproches, en avis et en menaces sur leur conduite avec l'Espagne, qui, comptant sur leur amitié, n'avait pris des mesures avec aucune puissance, et avait envoyé quatre vaisseaux à la mer du Sud pour en chasser les Français. Beretti eut ordre en même temps de protester contre l'alliance que les États généraux feraient avec l'empereur, et de prendre d'eux son audience de congé dans le moment que la négociation serait commencée. Albéroni y mêlait ses plaintes particulières; il disait que le roi d'Espagne aurait raison de lui reprocher la partialité qu'il avait toujours témoignée pour la Hollande, et les conseils qu'il lui avait toujours donnés de préférer son alliance à toute autre. Il ajoutait que leur conduite allait confirmer des bruits fâcheux répandus contre les principaux du gouvernement, accusés de s'être laissé gagner par trois millions distribués entre eux par la France, pour traiter avec elle, comme elle avait fait pour acheter la paix d'Utrecht. Il demandait pourquoi des ministres infidèles n'étaient pas punis, et c'était pour éviter un tel inconvénient que le roi d'Espagne voulait traiter à Madrid, comme quelques particuliers de Hollande, dans la vue de se procurer les mêmes avantages, voulaient traiter à la Haye; que toute idée de négociation s'évanouirait si la république traitait avec l'empereur.

Beretti eut ordre de s'expliquer dans les termes les plus forts, et de bien faire entendre que le silence que le roi d'Espagne avait gardé sur la triple alliance, c'était qu'il n'avait aucun sujet de s'opposer à des traités entre des puissances amies; mais que de leur en voir faire un avec le seul ennemi qu'il eût, ce traité ne pouvait avoir d'objet que le préjudice et le dommage de la couronne d'Espagne. Il était pourtant vrai que cette prétendue tranquillité d'Albéroni sur la triple alliance n'était que feinte. Il disait que les vues et les agitations du régent étaient trop publiques pour être ignorées; qu'en son particulier, il n'avait qu'à se louer des nouvelles assurances de l'amitié et de la confiance la plus intime, que le régent lui avait données par le marquis d'Effiat et par le P. du Trévoux, avec les plus fortes protestations de la parfaite opinion de sa probité; mais qu'elles ne le rassuraient pas contre les brouillons dont il était environné, quelque attention qu'il voulût prendre pour le rendre content de sa conduite. Telles étaient les impostures et les artificieuses vanteries d'Albéroni.

Toujours inquiet de tous les avis qui pouvaient venir au roi d'Espagne, il fit donner un ordre positif à tous ses ministres au dehors de ne plus écrire par la voie du conseil d'État, mais d'adresser à Grimaldo toutes les dépêches. Encore les voulut-il sèches, et que le véritable compte des affaires lui fût adressé par dos lettres particulières à lui-même. Grimaldo avait été présenté au duc de Berwick, en Espagne, pour être son secrétaire espagnol. Il ne le prit pas, parce que lui-même ne savait pas un mot d'espagnol alors. Orry, qui savait la langue, le prit, et s'en accommoda fort, par conséquent la princesse des Ursins. Ce fut où Albéroni le connut du temps qu'il était en Espagne valet du duc de Vendôme, et après qu'il l'eut perdu, résident, puis envoyé de Parme. Mme des Ursins chassée, Grimaldo demeura obscur dans les bureaux, d'où il fut tiré par Albéroni, à mesure qu'il crût en puissance. Il en fit son principal secrétaire confident pour les affaires. Ce fut lui avec qui je traitai en Espagne, et que j'y trouvai le seul ministre avec qui le roi dépêchait. Il n'avait point pris de corruption de ses deux maîtres. Si je parviens jusqu'au temps d'écrire mon ambassade, j'aurai beaucoup d'occasion de parler de lui.

Enfin le cardinal del Giudice, ne pouvant plus tenir en Espagne, on partit le 22 janvier sans avoir pu obtenir la permission de prendre congé du roi et de la reine. Il alla par la Catalogne s'embarquer à Marseille, pour se rendre à Rome par la Toscane.

Le délai opiniâtre de la promotion d'Albéroni excita les plaintes les plus amères du roi et de la reine d'Espagne, et les avis les plus fâcheux à Aldovrandi en chemin vers l'Espagne. Les agents qu'il y avait laissés désespéraient qu'on l'y laissât rentrer, et du départ de l'escadre. Le premier ministre voulait intimider le pape comme le plus sûr moyen d'accélérer sa promotion, mais il n'avait garde de se brouiller avec celui dont il attendait uniquement toute sa solide grandeur, qu'il ne se pouvait procurer par aucun autre. Il sentait aussi que le roi d'Espagne avait besoin de ménager les favorables dispositions du pape pour lui, qui disait souvent à Acquaviva qu'il le regardait comme l'unique soutien de la religion prête à périr en France, uniquement pour l'intérêt particulier du régent, contradictoire à celui du roi d'Espagne, tant il était bien informé par Bentivoglio et ses croupiers.

Acquaviva ne cessait donc d'exhorter le roi d'Espagne de former une liaison étroite avec le pape pour le bien de la religion. Il disait que les Français n'avaient pas souffert moins impatiemment que les Allemands le long séjour d'Aldovrandi à Rome, dans le désir pour l'intérêt personnel du régent, que la discorde eût duré entre les cours de Rome et de Madrid; qu'on voyait enfin à découvert que la triple alliance était moins contraire à l'empereur qu'au roi d'Espagne; que le pape en avait fait porter ses plaintes au régent, et chargé son nonce d'engager les cardinaux de Rohan et de Bissy et les évêques qui avaient le plus de crédit d'appuyer ses remontrances, même les admonitions que Sa Sainteté était obligée de lui faire. Elle ne se contenta point de ce que le cardinal de La Trémoille lui put dire sur la triple alliance. Elle voulait rassembler plusieurs sujets de plaintes. L'abandon du Prétendant en eût été un, en forme si elle n'eût pas compris tous les princes catholiques de l'Europe. Le pape se réduisit à la compassion, et à faire assurer la reine sa mère qu'il ne l'abandonnerait point, que ses États lui seraient ouverts, et qu'il souhaitait de l'y pouvoir recevoir et traiter d'une manière qui répondît à son rang et à sa condition. Rome était généralement persuadée que la triple alliance avait pour premier objet de priver le roi d'Espagne de ses droits; on y disait tout haut que trois rois y étaient sacrifiés pour deux injustes successions, l'une contre la loi divine, l'autre contre la loi de nature. Le pape on était persuadé. Il déplorait l'état de la religion en France, car la religion à Rome, l'infaillibilité du pape et toutes les prétentions de cette même cour n'y sont qu'une seule et même chose. Le pape disait souvent à Acquaviva qu'il ne voyait d'appui pour elle que le roi d'Espagne, et qu'il espérait aussi que ce serait par la même main que Dieu la rétablirait en France dans sa pureté avec les droits de la nature. Aldovrandi avait ordre de s'expliquer plus clairement sur cette matière importante lorsqu'il serait arrivé à la cour d'Espagne. Il avait reçu les instructions et les pouvoirs nécessaires pour terminer les différends des doux cours à leur satisfaction commune. Le pape, désireux de lier une étroite union avec le roi d'Espagne, et persuadé que le grand point dos différends était les biens patrimoniaux mis sous le nom d'ecclésiastiques pour les affranchir de tout par l'immunité ecclésiastique et les contributions du clergé des Indes, avait laissé pouvoir à Aldovrandi d'étendre les facultés qu'il lui avait données, et de se relâcher autant qu'il le verrait nécessaire pour la satisfaction de la cour d'Espagne, et de se bien concerter avec le duc de Parme, en passant à Plaisance pour assurer le succès de sa commission.

Ce nonce exposa donc ses instructions au duc de Parme; ils convinrent que, puisque le pape ne voulait point accorder l'imposition perpétuelle sur le clergé, le roi d'Espagne devait se contenter d'une imposition à temps, fondé sur l'exemple des premières de cette sorte, qui peu à peu s'étaient augmentées, et étaient enfin doyennes perpétuelles, comme ces nouvelles seraient conduites par même voie à même fin; surtout d'éviter que cette affaire fût remise à une junte, toujours plus occupée de durer et de former des difficultés que de les aplanir, et de se tirer de l'exemple des congrégations par dire que le pape n'en avait fait une là-dessus que pour s'autoriser contre l'opinion de plusieurs qui ne voulaient point d'accommodement. À l'égard du principal moyen, qui était de choses secrètes que le nonce se réservait à lui-même, et qui très vraisemblablement regardait la succession possible de France, il est incertain si Aldovrandi les confia au duc de Parme, mais on sut certainement que ce prince n'oublia rien pour convaincre Albéroni de la nécessité de répondre aux bonnes dispositions du pape, de former avec lui des liaisons stables et perpétuelles, et qu'on général il y avait lieu d'espérer encore plus pour l'avenir.

Le personnel d'Albéroni ne fut pas oublié dans ces conférences. Aldovrandi proposa au duc de Parme de commettre quelque personne d'autorité à Rome pour y solliciter la promotion d'Albéroni, qui ne dépendait, suivant les assurances du nonce, que du succès de l'accommodement; et s'il pouvait en arrivant à Madrid promettre positivement au pape la conclusion des différends entre les deux cours, la promotion se ferait à l'arrivée du courrier qu'il dépêcherait à Rome. Ensuite le duc de Parme pensa à soi; il était fort inquiet d'une prétendue négociation qu'on disait que le pape conduisait entre l'Espagne et l'empereur. Un petit prince tel que lui avait fort à se ménager pour ne pas irriter une puissance telle que celle de l'empereur, et ne pas perdre sa considération en Italie en perdant son crédit en Espagne. Il avait recours aux conseils d'Albéroni pour se conduire dans une conjoncture si délicate. Il comptait également sur son appui et sur celui de la reine d'Espagne, dont il craignit les bizarreries et la facilité à se fâcher, qu'elle faisait souvent sentir au duc et même à la duchesse de Parme qui de son côté n'était pas moins impérieuse que la reine sa fille. Son prodigieux mariage, qui lui avait fait oublier sa double bâtardise du pape Innocent III [20] et de l'empereur Charles-Quint, lui fit trouver fort étrange que le duc de Parme eût osé sans sa participation écouter des propositions de mariage pour le prince Antoine son frère avec une fille du prince de Liechtenstein et deux millions de florins de dot. Le duc de Parme eut beaucoup de peine à l'apaiser et n'osa achever ce mariage.

Les ministres d'Angleterre étaient alarmés aussi de ces bruits d'un traité ménagé par le pape entre l'empereur et le roi d'Espagne. Le roi d'Angleterre voulait conserver son crédit en Espagne, pour s'autoriser en Angleterre. Stanhope écrivit confidemment à Albéroni que les ambassadeurs de Franco lui avaient parlé à la Haye des bruits de ce traité; il lui mandait quo si le roi d'Espagne désirait effectivement de faire la paix avec l'empereur, l'Angleterre et la Hollande lui offriraient non seulement leur médiation, mais encore leur garantie du traité, engagement que la faiblesse, le caractère et l'éloignement du pape ne lui pouvaient laisser prendre, et que les deux nations exécuteraient aisément. Il offrait encore les mesures nécessaires pour empêcher l'empereur de s'emparer des États du grand duc. Albéroni répondit que le roi d'Espagne était très sensible à ces propositions, qu'il ne croyait pas que le pape eût entamé rien à Vienne, que Sa Majesté Catholique ne s'éloignerait jamais de contribuer à mettre l'équilibre dans l'Europe, et qu'en toutes occasions elle donnerait des marques de sa modération.

Albéroni voulait voir de quelle manière Stanhope s'expliquerait sur cette réponse générale. Beretti avait déjà donné le même avis du prétendu traité par le pape, mais sans parler des ambassadeurs de France, circonstance essentielle en toute affaire où l'Espagne prenait quelque intérêt. Albéroni disait que le principal embarras pour le roi d'Espagne était à l'égard des futurs contingents, véritable centre où tendaient toutes les lignes qu'on tirait de tous les côtés, qu'il ne se mettait point en peine des alliances, parce que Riperda l'assurait que les Hollandais n'en feraient point avec l'empereur; que le roi d'Espagne savait que les Anglais voulaient s'allier avec lui, et que, comme il savait aussi qu'il n'y avait rien de la prétendue négociation du pape à Vienne, il voulait mûrement examiner les conditions et les engagements à prendre et à demander dans les traités à conclure avec l'Angleterre et la Hollande. Beretti était lors celui de tous ceux quo l'Espagne employait au dehors qui avait le plus la confiance d'Albéroni; il en eut ordre de dresser un projet le plus convenable qu'il jugerait pour servir de règle à la négociation quo l'Espagne voulait faire avec la Hollande et l'Angleterre. Albéroni y voulait un grand secret et la diriger lui-même. Il avait persuadé à Leurs Majestés Catholiques que cette négociation ayant une liaison nécessaire avec les événements qui pouvaient arriver en France, il n'y avait que lui seul qui dût en avoir la confiance; qu'il fallait se défier de tout Espagnol, qui tous auraient des motifs particuliers de se conduire contre les intentions et l'intérêt du roi d'Espagne.

Ce prince ennuyé de la lenteur des États généraux à se déterminer sur l'alliance qu'il leur avait fait proposer et des bruits qui couraient de leur dessein de traiter avec l'empereur, dit à leur ambassadeur qui le suivait à sa promenade dans les jardins du Retiro, qu'il ne pouvait comprendre l'empressement que ses maîtres témoignaient de s'allier avec le seul ennemi qu'il eût, sans se souvenir de toutes les démarches qu'il avait faites pour les convaincre de son amitié, jusqu'à se porter aveuglément à tout ce qu'ils avaient voulu; et comme les expressions latines lui étaient familières, il ajouta celles-ci: Patientia fit tandem furor. Riperda venait alors de recevoir des ordres de sa république qui protestait de son intention d'entretenir une vraie bonne intelligence avec le roi d'Espagne, et de lui donner en toutes occasions des témoignages de leur respect. Il s'en servit dans sa réponse qui apaisa le roi d'Espagne.

Suite
[18]
Cette phrase a été changée et en partie supprimée dans les éditions précédentes.
[19]
On a déjà vu plus haut que ce mot désignait la secrétairerie d'État.
[20]
Le manuscrit de Saint-Simon porte Innocent III, mais c'est une erreur évidente pour Paul III. En effet, Pierre-Louis Farnèse, premier duc de Parme et Plaisance était fils naturel du pape Paul III. Octave Farnèse, fils et héritier de Pierre-Louis, épousa Marguerite, fille naturelle de Charles-Quint. Ainsi s'explique la double bâtardise dont parle Saint-Simon.