CHAPITRE II.

1717

Le général et l'intendant de nos îles paquetés et renvoyés en France par les habitants de la Martinique. — Mort de la duchesse de La Trémoille; du fils unique du maréchal de Montesquiou; de Busenval; d'Harlay, conseiller d'État. — Caractère et singularités de ce dernier. — Mort de Dongois, greffier en chef du parlement. — Mort et deuil d'un fils du prince de Conti. — Affaire de Courson, intendant de Bordeaux et conseiller d'État, et de la ville, etc., de Périgueux. — Courson, cause de la chute de des Forts, son beau-frère; et seul coupable, se soutient. — Le maréchal de Tallard entre au conseil de régence. — Question de préséance entre le maréchal d'Estrées et lui, jugée en sa faveur. — Son aventure au même conseil. — Duc d'Albert gouverneur d'Auvergne. — Maréchal de Tessé quitte le conseil de marine. — Grâces accordées aux conseillers du grand conseil. — Le roi Stanislas près d'être enlevé aux Deux-Ponts; quelque temps après reçu en asile à Weissembourg en basse Alsace. — Naissance du prince de Conti et d'un fils du roi de Portugal. — Fête donnée par son ambassadeur. — La Forêt; quel; perd un procès de suite importante. — Le régent assiste, à la royale, à la procession de Notre-Dame, le 15 août. — Le parlement refuse d'enregistrer la création de deux charges dans les bâtiments. — Fête de Saint-Louis. — Rare leçon du maréchal de Villeroy.

Il arriva à la Martinique une chose si singulière et si bien concertée qu'elle peut être dite sans exemple. Varennes y avait succédé à Phélypeaux, qui avait été ambassadeur à Turin, et comme lui était capitaine général de nos îles. Ricouart y était intendant. Ils vivaient à la Martinique dans une grande union, et y faisaient très bien leurs affaires. Les habitants en étaient fort maltraités. Ils se plaignirent à diverses reprises et toujours inutilement. Poussés à bout enfin de leur tyrannie et de leurs pillages et hors d'espérance d'en avoir justice, ils résolurent de se la faire eux-mêmes. Rien de si sagement concerté, de plus secrètement conduit parmi cette multitude, ni de plus doucement ni de plus plaisamment exécuté. Ils les surprirent un matin chacun chez eux au même moment, les paquetèrent, scellèrent tous leurs papiers et leurs effets, n'en détournèrent aucun, ne firent mal à pas un de leurs domestiques, les jetèrent dans un vaisseau qui était là de hasard prêt à partir pour la France, et tout de suite le firent mettre à la voile. Ils chargèrent en même temps le capitaine d'un paquet pour la cour dans lequel ils protestèrent de leur fidélité et de leur obéissance, demandèrent pardon de ce qu'ils faisaient, firent souvenir de tant de plaintes inutiles qu'ils avaient faites, et s'excusèrent sur la nécessité inévitable où les mettait l'impossibilité absolue de souffrir davantage la cruauté de leurs vexations. On aurait peine, je crois, à représenter l'étonnement de ces deux maîtres des îles de se voir emballés de la sorte, et partis en un clin d'oeil, leur rage en chemin, leur honte à leur arrivée.

La conduite des insulaires ne put être approuvée dans la surprise qu'elle causa, ni blâmée par ce qui parut du motif extrême de leur entreprise, dont le secret et la modération se firent admirer. Leur conduite, en attendant un autre capitaine général et un autre intendant, fut si soumise et si tranquille, qu'on ne put s'empêcher de la louer. Varennes et Ricouart n'osèrent plus se montrer après les premières fois, et demeurèrent pour toujours sans emplois. On murmura fort avec raison qu'ils en fussent quittes à si bon marché. En renvoyant leurs successeurs à la Martinique, pour qui ce fut une bonne leçon, on n'envoya point de réprimande aux habitants par la honte tacite de ne les avoir pas écoutés et de les avoir réduits par là à la nécessité de se délivrer eux-mêmes.

Le maréchal de Montesquiou perdit son fils unique, et la marquise de Gesvres mourut, dont on a vu en son temps l'étrange procès avec son mari. Le vieux et très ennuyeux Busenval mourut aussi fort pauvre, lieutenant général, ayant été premier sous-lieutenant des gens d'armes de la garde. La duchesse de La Trémoille mourut aussi fort jeune et fort jolie, mais peu heureuse, ne laissant qu'un fils unique. Elle était fort riche et de grande naissance, Mottier de La Fayette, et héritière de son père mort lieutenant général, et de sa mère, fille de Marillac, doyen du conseil, qui avait perdu ses deux fils sans enfants, en sorte que Mme de La Fayette était demeurée seule héritière.

En même temps mourut un homme avec l'acclamation publique d'en être délivré, quoiqu'il ne fût pas en place ni en passe de faire ni bien ni mal, étant conseiller d'État sans nulle commission extraordinaire. Ce fut Harlay, fils unique du feu premier président, digne d'être le fléau de son père, comme son père d'être le sien, et comme ils se le firent sentir toute leur vie, sans toutefois s'être jamais séparés d'habitation. On a vu en son lieu quel était le père. Le fils, avec bien moins d'esprit et une ambition démesurée nourrie par la plus folle vanité, avait un esprit méchant, guindé, pédant, précieux, qui voulait primer partout, qui courait également après les sentences qui toutefois ne coulaient pas de source, et les bons mots de son père, qu'il rappelait tristement. C'était le plus étrange composé de l'austère écorce de l'ancienne magistrature et du petit maître de ces temps-ci, avec tous les dégoûts de l'un et tous les ridicules de l'autre. Son ton de voix, sa démarche, son attitude, tout était d'un mauvais comédien forcé; gros joueur par air, chasseur par faste, magnifique en singe de grand seigneur. Il se ruina autant qu'il le put avec un extérieur austère, un fond triste et sombre, une humeur insupportable, et pourtant aussi parfaitement débauché et aussi ouvertement qu'un jeune académiste [1] .

On ferait un livre et fort divertissant du domestique entre le père et le fils. Jamais ils ne se parlaient de rien; mais les billets mouchaient à tous moments d'une chambre à l'autre, d'un caustique amer et réciproque presque toujours facétieux. Le père se levait pour son fils, même étant seuls, ôtait gravement son chapeau, ordonnait qu'on apportât un siège à M. du Harlay, et ne se couvrait et ne s'asseyait que quand le siège était en place. C'était après des compliments et dans le reste un poids et une mesure de paroles. À table de même, enfin une comédie continuelle. Au fond, ils se détestaient parfaitement l'un l'autre, et tous deux avaient parfaitement raison.

Le ver rongeur du fils était de n'être de rien, et cette rage le rendait ennemi de presque tout ce qui avait part au gouvernement, et frondeur de tout ce qui s'y faisait. Sa faiblesse et sa vanité étaient là-dessus si pitoyables, que, sachant très bien que M. le duc d'Orléans ne lui avait jamais parlé, ni fait parler de rien, ni envoyé chez lui, et qu'il n'y avait ni affaire ni occasion qui lui pût attirer de message de ce prince ni de visite de personne des conseils, il défendait souvent et bien haut à ses gens devant ceux qui le venaient voir, de laisser entrer personne, quelque considérables qu'ils fussent, même de la part de M. le duc d'Orléans, parce qu'il voulait être en repos, et qu'encore était-il permis quelquefois d'être avec ses amis et de reprendre haleine. Ses valets s'en moquaient, et ses prétendus amis en riaient, et au partir de là en allaient rire avec les leurs.

Sa femme, demoiselle de Bretagne, riche héritière et d'une grande vertu, en eut grand besoin, et fut avec lui une des plus malheureuses femmes du monde. Ils n'eurent qu'une fille unique qui épousa le dernier fils de M. de Luxembourg, dont le premier président était l'âme damnée, et ce fils est devenu maréchal de France.

Harlay mourut comme il avait vécut. Il avait une bonne et nombreuse bibliothèque, avec quantité de manuscrits sur différentes matières. Il les donna à Chauvelin, depuis garde des sceaux, qui en sut faire un échelon à sa fortune, et parce qu'il n'était rien moins que dévot, il lui donna aussi tout ce qu'il avait de livres de dévotion, et tout le reste de sa bibliothèque aux jésuites. Il n'avait au plus que soixante ans, et se plut à ces legs ridicules. Je me suis peut-être trop étendu sur un particulier qui n'a jamais figuré. J'ai succombé à la tentation de déployer un si singulier caractère.

Dongois, greffier en chef du parlement, qui s'était bien réjoui en sa vie de la rareté de ces deux hommes, mourut en même temps à quatre-vingt-trois ans, et fut universellement regretté. C'était un très honnête homme, très droit, extrêmement instruit et capable, qui faisait très supérieurement sa charge; fort obligeant, très considéré du parlement qui avait souvent recours à ses lumières en beaucoup d'occasions, et qui avait au dehors et parmi les seigneurs et à la cour beaucoup d'amis.

M. le prince de Conti perdit un fils enfant, qui était appelé comte de La Marche, dont le roi prit le deuil pour huit jours.

Courson, fils de Bâville, intendant ou plutôt roi de Languedoc, ne ressemblait en rien à son père. On a vu en son lieu qu'il pensa plus d'une fois être assommé à coups de pierres en divers lieux de son intendance de Rouen, dont il fallut l'ôter tant il s'y était rendu odieux, mais le crédit de son père le sauva et le fit envoyer intendant à Bordeaux. C'était dehors et dedans un gros boeuf, fort brutal, fort insolent et dont les mains n'étaient pas nettes, ni à son exemple celles de ses secrétaires qui faisaient toute l'intendance, dont il était très incapable, et de plus très paresseux.

Il fit, entre autres tyrannies, des taxes sèches [2] très violentes dans Périgueux, par ses ordonnances en forme, sans aucun édit ni arrêt du conseil; et voyant qu'on ne se pressait pas d'y satisfaire, les augmenta, multiplia les, frais, et à la fin mit dans des cachots des échevins et d'autres honnêtes et riches bourgeois. Il en fit tant qu'ils députèrent pour porter leurs plaintes, et allèrent de porte en porte chez tous ceux du conseil de régence, après avoir été plus de deux mois à se morfondre dans les antichambres du duc de Noailles.

Le comte de Toulouse, qui était homme fort juste, et qui les avait entendus, blessé de ce qu'ils ne pouvaient obtenir de réponse, m'en parla. J'en étais aussi indigné que lui. Je lui répondis que s'il voulait m'aider nous aurions raison de cette affaire. J'en parlai à M. le duc d'Orléans, qui n'en savait rien que superficiellement. Je lui remontrai la nécessité de voir clair en des plaintes de cette nature; l'injustice de ruiner ces députés de Périgueux sur le pavé de Paris pour les lasser et ne les point entendre, et la cruauté de laisser languir d'honnêtes bourgeois dans des cachots sans savoir pourquoi, et de quelle autorité ils y étaient. Il en convint et nie promit d'en parler au duc de Noailles. Au premier conseil d'après pour finances, j'avertis le comte de Toulouse, et tous deux [nous] demandâmes au duc de Noailles quand il rapporterait l'affaire de ces gens de Périgueux.

Il ne s'attendait à rien moins, et voulut nous éconduire. Je lui dis qu'il y avait assez longtemps que les uns étaient dans les cachots et les autres sur le pavé de Paris; que c'était une honte que cela, et ne se pouvait souffrir davantage. Le comte de Toulouse reprit fort sèchement sur le même ton. M. le duc d'Orléans arriva et on se mit en place.

Comme le duc de Noailles ouvrait son sac, je dis fort haut à M. le duc d'Orléans que M. le comte de Toulouse et moi venions de demander à M. de Noailles quand il rapporterait au conseil l'affaire de Périgueux; que ces gens-là, innocents ou coupables, n'avaient qu'un cri pour être ouïs et jugés; et qu'il me paraissait de l'honneur du conseil de ne les pas faire languir davantage. En finissant je regardai le comte de Toulouse, qui dit aussi quelque chose de court mais d'assez fort. M. le duc d'Orléans répondit qu'il ne demandait pas mieux. Le duc de Noailles se mit à barbouiller sur l'accablement d'affaires, qu'il n'avait pas eu le temps, etc. Je l'interrompis et lui dis qu'il fallait le prendre, et l'avoir pris il y avait longtemps, parce qu'il n'y avait [rien] de si pressé que de ne pas ruiner des gens sur le pavé de Paris, et en laisser pourrir d'autres dans des cachots sans savoir pourquoi. M. le duc d'Orléans reprit un mot en même sens, et ordonna au duc de Noailles de se mettre en état de rapporter l'affaire à la huitaine.

D'excuses en excuses il différa encore trois semaines. À la fin je dis à M. le duc d'Orléans que c'était se moquer de lui ouvertement, et faire un déni de justice le plus public et le plus criant. Le conseil d'après il se trouva que M. le duc d'Orléans lui avait dit qu'il rie voulait plus attendre. M. le comte de Toulouse et moi continuâmes à lui demander si à la fin il apportait l'affaire de Périgueux. Nous ne doutâmes plus alors qu'elle serait aussitôt rapportée, niais les ruses n'étaient pas à bout.

C'était un mardi après dîner, où souvent M. le duc d'Orléans abrégeait le conseil pour aller à l'Opéra. Dans cette confiance le duc de Noailles tint tout le conseil en différentes affaires. J'étais entre le comte de Toulouse et lui. À chaque fin d'affaire je lui demandais: « Et l'affaire de Périgueux? — Tout à l'heure, » répondait-il, et en commençait une autre. À la fin je m'aperçus du projet; je le dis tout bas au comte de Toulouse qui s'en doutait déjà, et nous convînmes tous deux de n'en être pas la dupe. Quand il eut épuisé son sac il était cinq heures. En remettant ses pièces il le referma et dit à M. le duc d'Orléans, qu'il avait encore l'affaire de Périgueux qu'il lui avait ordonné d'apporter, mais qui serait longue et de détail; qu'il voulait sans doute aller à l'Opéra; que ce serait pour la première fois; et tout de suite, sans attendre de réponse, il se lève, pousse son tabouret et tourne pour s'en aller. Je le pris par le bras : « Doucement, lui dis-je, il faut savoir ce qu'il plaît à Son Altesse Royale. Monsieur, dis-je à M, le duc d'Orléans, toujours tenant ferme la manche du duc de Noailles, vous souciez-vous beaucoup aujourd'hui de l'Opéra? — Mais non, me répondit-il, on peut voir l'affaire de Périgueux. — Mais sans l'étrangler, repris je. — Oui, dit M. le duc d'Orléans qui, regardant M. le Duc qui souriait: Vous ne vous souciez pas d'y aller, lui dit-il. — Non, monsieur; voyons l'affaire, répondit M. le Duc. — Oh! remettez-vous donc là, monsieur, dis-je au duc de Noailles d'un ton très ferme en le tirant très fort, reprenez votre siège et rouvrez votre sac. » Sans dire une parole il tira son tabouret à grand bruit, et s'assit dessus à le rompre. La rage lui sortait par les yeux. Le comte de Toulouse riait et avait dit son mot aussi sur l'Opéra, et toute la compagnie nous regardait, souriant presque tous, mais assez étonnée.

Le duc de Noailles étala ses papiers et se mit à rapporter. À mesure qu'il s'agissait de quelque pièce, je la feuilletais, et par-ci, par là je le reprenais. Il n'osait se fâcher dans ses réponses, mais il écumait. Il fit un éloge de Bâville, de la considération qu'il méritait, excusa Courson, et bavarda là-dessus tant qu'il put pour exténuer tout et en faire perdre les principaux points de vue. Voyant que cela ne finissait point pour lasser et se rendre maître de l'arrêt, je l'interrompis et lui dis que le père et le fils étaient deux, qu'il ne s'agissait ici que des faits du fils, de savoir si un intendant était autorisé ou non, par son emploi, de taxer les gens à volonté, et de mettre des impôts dans les villes et dans les campagnes de son département, sans édit qui les ordonne, sans même d'arrêt du conseil, et uniquement sur ses propres ordonnances particulières, et de tenir des gens domiciliés quatre ou cinq mois dans des cachots, sans forme ni figure de procès, parce qu'ils ne payaient point ces taxes sèches à volonté, et encore accablés de frais. Puis me tournant à lui pour le bien regarder: « C'est sur cela, monsieur, ajoutai-je, qu'il faut opiner net et précis, puisque votre rapport est fait, et non pas nous amuser ici au panégyrique de M. de Bâville, qui n'est point dans le procès. » Le duc de Noailles, hors de soi, d'autant plus qu'il voyait le régent sourire, et M. le Duc qui me regardait et riait un peu plus ouvertement, se mit à opiner ou plutôt à balbutier. Il n'osa pourtant ne pas conclure à l'élargissement des prisonniers. « Et les frais, dis-je, et l'ordonnance de ces taxes, qu'en faites-vous? — Mais en élargissant, dit-il, l'ordonnance tombe. » Je ne voulus pas pousser plus loin pour lors. On opina à l'élargissement, à casser l'ordonnance, quelques uns au remboursement des frais aux dépens de l'intendant, et à lui faire défense de récidiver.

Quand ce fut à mon tour, j'opinai de même, mais j'ajoutai que ce n'était pas assez pour dédommager des gens aussi injustement et aussi maltraités; que j'étais d'avis d'une somme à leur être adjugée, telle qu'il plairait au conseil de la régler; et qu'à l'égard d'un intendant qui abusait de l'autorité de sa place au point d'usurper celle du roi pour imposer des taxes inconnues, de son chef, telles qu'il lui plaît, sur qui il lui plaît, par ses seules ordonnances, qui jette dans les cachots qui bon lui semble de son autorité privée, et qui met ainsi une province au pillage, j'étais d'avis que Son Altesse Royale fût suppliée d'en faire une telle justice qu'elle demeurât en exemple à tous les intendants.

Le chancelier, adorateur de la robe et du duc de Noailles, se jeta dans l'éloquence pour adoucir. Le comte de Toulouse et M. le Duc furent de mon avis. Ceux qui avaient opiné devant moi firent la plupart des signes que j'avais raison, mais ne reprirent point la parole. M. le duc d'Orléans prononça l'élargissement et la cassation de l'ordonnance de Courson et de tout ce qui s'en était suivi; qu'à l'égard du reste, il se chargeait de faire dédommager ces gens-là, de bien laver la tête à Courson, qui méritait pis, mais dont le père méritait d'être ménagé. Comme on voulut se lever, je dis qu'il serait bon d'écrire l'arrêt tout de suite, et M. le duc d'Orléans l'approuva. Noailles se jeta sur du papier et de l'encre comme un oiseau de proie et se mit à écrire, moi à me baisser et à lire à mesure ce qu'il écrivait. Il s'arrêta sur la cassation de l'ordonnance et la prohibition de pareille récidive sans y être autorisé par édit ou par arrêt du conseil. Je lui dictai la clause; il regarda la compagnie, comme demandant des yeux. « Oui, lui dis-je, il a passé comme cela; il n'y a qu'à le demander encore. » M. le duc d'Orléans dit qu'oui. Noailles écrivit. Je pris le papier et le relus; il l'avait écrit. Il le reprit en furie, le jeta avec les autres pêle-mêle dans son sac, jeta son tabouret à dix pas de là en se tournant, et s'en alla brossant comme un sanglier, sans regarder ni saluer personne, et nous à rire. M. le Duc vint à moi, et plusieurs autres qui, avec M. le comte de Toulouse, s'en divertirent. Effectivement M. de Noailles se posséda si peu, qu'en se tournant pour s'en aller, il frappa la table en jurant et disant qu'il n'y avait plus moyen d'y tenir.

Je sus par des familiers de l'hôtel de Noailles, qui le dirent à de mes amis, qu'en arrivant chez lui il s'était mis au lit sans vouloir voir personne, que la fièvre lui prit, qu'il avait été d'une humeur épouvantable le lendemain, et qu'il lui était échappé qu'il ne pouvait plus soutenir les algarades et les scènes que je lui faisais essuyer. On peut juger que cela ne m'en corrigea pas.

L'histoire en fut apparemment révélée par quelqu'un aux députés de Périgueux (car dès le soir elle se débita par la ville) qui me vinrent faire de grands remerciements. Noailles eut si peur de moi qu'il ne leur fit attendre leur expédition que deux jours.

Peu de mois après, Courson fut révoqué aux feux de joie de sa province. Cela ne le corrigea ni ne l'empêcha point d'obtenir dans les suites une des deux places de conseiller au conseil royal des finances, car il était déjà conseiller d'État lors de cette affaire de Périgueux. Des Forts, mari de sa sueur, était devenu contrôleur général. Il se fia à lui des actions de la compagnie des Indes et de leur mouvement sur la place. Courson et sa soeur, à l'insu de des Forts, dont la netteté des mains ne fut jamais soupçonnée, y firent si bien leurs affaires que le désarroi de la place éclata. Chauvelin, lors à l'apogée de sa fortune, ennemi déclaré de des Forts, le fit chasser d'autant plus aisément que le cardinal Fleury était excédé de Mme des Forts et de ses manèges, et le criminel Courson fut conservé à l'indignation publique, qui ne s'y méprit pas, parce que Chauvelin voulut tout faire retomber plus à plomb sur des Forts. J'ajoute cette suite, qui excède le temps de ces Mémoires, pour achever tout de suite ce qui regarde Courson.

Le maréchal de Tallard, dont on a vu le caractère, t. IV, p. 98, avait été mis dans le conseil de régence par le testament du feu roi. Enragé de n'être de rien, on a vu aussi qu'il se retira à la Planchette, petite maison près de Paris, criant, dans ses accès de désespoir, qu'il voulait porter le testament du feu roi écrit sur son dos. Il mourait de rage et d'ennui dans sa solitude, et n'y put durer longtemps. Son attachement aux Rohan, quoique servile, n'empêchait pas qu'il n'en fût compté. Il n'en était pas de même du sien, de tous temps, pour le maréchal de Villeroy qui, le rencontrant même à la tête des armées, conserva toujours ses grands airs avec lui, et ne cessa en aucun temps de le traiter comme son protégé. L'autre, impatient du joug, se rebecquait quelquefois; mais comme l'ambition et la faveur furent toujours ses idoles, il se rendit plus que jamais le très humble esclave du maréchal de Villeroy, depuis le grand vol que Mme de Maintenon lui fit prendre après son rappel, qu'elle moyenna à la mort de Mme la duchesse de Bourgogne, lors Dauphine, et qu'il conservait encore auprès de M. le duc d'Orléans, qui le craignait et qui le ménageait, jusqu'à aller sans cesse au-devant de tout ce qui lui pouvait plaire, aussi misérablement qu'inutilement.

Villeroy prit son temps de l'issue de l'affaire des bâtards et de cette prétendue noblesse, dont on avait su faire peur au régent, pour lui représenter la triste situation de Tallard et profiter du malaise qui troublait encore ce prince. Le moment fut favorable; il crut s'acquérir Villeroy et les Rohan en traitant bien Tallard. Il imagina que, tenant tous aux bâtards, et par conséquent à cette prétendue noblesse, le bon traitement fait à Tallard plairait au public et lui ramènerait bien des gens. Les affaires, importantes avaient déjà pris le chemin unique de son cabinet, et n'étaient presque plus portées au conseil de régence que toutes délibérées, et seulement pour la forme. Ainsi, le régent crut paraître faire beaucoup et donner peu en effet, en y faisant entrer Tallard, qui de honte, de dépit et d'embarras, ne se présentait que des moments fort rares au Palais-Royal. La parole fut donc donnée au maréchal de Villeroy, avec permission de le dire à Tallard sous le secret, qui, dès le lendemain, se présenta devant M. le duc d'Orléans. Il avait voulu se réserver de lui déclarer et de fixer le jour de son entrée au conseil de régence. Un peu après qu'il fut là en présence, parmi les courtisans, le régent lui dit qu'il le mettait dans le conseil de régence, et d'y venir prendre place le surlendemain.

Dès que je le sus, je sentis la difficulté qui se devait présenter sur la préséance entre lui et le maréchal d'Estrées qui y venait rapporter les affaires de marine, et qui d'ailleurs y entrait avec les autres chefs et présidents des conseils quand on les y appelait pour des affaires importantes. J'aimais bien mieux Estrées que Tallard, et pour l'estime nulle sorte de comparaison à en faire en rien. Le public même n'en faisait aucune, et tout était de ce côté-là à l'avantage du maréchal d'Estrées, mais j'aimais mieux que lui l'ordre et la règle, et sans intérêt (car je n'y en pouvais avoir aucun entre eux), l'intégrité des dignités de l'État. Tous deux étaient maréchaux de France, et dans cet office de la couronne Estrées était l'ancien de beaucoup; mais il n'était point duc et Tallard l'était vérifié au parlement; il est vrai qu'Estrées était grand d'Espagne, beaucoup plus anciennement que Tallard n'était duc, et que, comme aux cérémonies de la cour les grands d'Espagne, comme je l'ai expliqué ailleurs, coupaient les ducs, suivant l'ancienneté des uns à l'égard des autres, Estrées précédait Tallard aux cérémonies de l'ordre et en toutes celles de la cour. Mais, dès la première fois que le conseil de régence s'était assemblé, il avait été réglé, comme je l'ai rapporté en son lieu, que le maréchal de Villars précéderait le maréchal d'Harcourt, celui-ci duc vérifié beaucoup plus ancien que l'autre, mais Villars plus ancien pair qu'Harcourt, parce que les séances du conseil de régence se devaient régler sur celles qui s'observent au parlement, et aux états généraux et aux autres cérémonies d'État où la pairie l'emporte. Il en résultait qu'entre deux hommes qui n'étaient pas pairs, mais dont l'office de la couronne qu'ils avaient tous deux se trouvait effacé par une autre dignité, c'était cette dignité qui devait régler leur rang. Ils en avaient chacun une égale, mais différente: l'une était étrangère, l'autre de l'État. Cette dignité étrangère roulait à la vérité par ancienneté avec la première de l'État dans les cérémonies de la cour; mais comme telle, elle ne pouvait être admise dans une séance qui se réglait pour le rang par la pairie, parce qu'il s'y agissait de matières d'État où elle ne pouvait avoir aucune part; au lieu que la dignité de duc vérifié en étant une réelle et effective de l'État, avait, comme telle, plein caractère pour être admise aux affaires de l'État, et ne l'y pouvait être que dans le rang qui lui appartenait, d'où il résultait qu'encore que le maréchal d'Estrées eût dans les cérémonies de la cour la préséance sur le maréchal de Tallard, celui-ci la devait avoir sur l'autre dans les cérémonies de l'État, et singulièrement au conseil de régence établi pour suppléer en tout à l'âge du roi pour le gouvernement de l'État.

Je ne pus avertir Tallard qu'aux Tuileries, un peu avant le conseil. Sa joie extrême allait jusqu'à l'indécence, et ne lui en avait pas laissé la réflexion; il en dit un mot au maréchal d'Estrées qui devait rapporter ses affaires de marine, et tous deux en parlèrent à M. le duc d'Orléans, quand il arriva un moment après, qui leur dit que le conseil les jugerait sur-le-champ. On se mit en place; les deux maréchaux se tinrent debout derrière la place où j'étais. Estrées parla le premier; Tallard, étourdi du bateau, s'embarrassa. Je sentis qu'il se tirerait mal d'affaire, je l'interrompis, et dis à M. le duc d'Orléans que, s'il avait agréable de prier MM. les deux maréchaux de sortir pour un moment, je m'offrais d'expliquer la question en deux mots, et qu'on y opinerait plus librement en leur absence qu'en leur présence. Au lieu de me répondre, il s'adressa aux deux maréchaux, et leur dit qu'en effet il serait mieux qu'ils voulussent bien sortir, et qu'il les ferait rappeler sitôt que le jugement serait décidé. Ils firent la révérence sans rien dire, et sortirent.

J'expliquai aussitôt après la question en la manière que je viens de la rapporter, quoique avec un peu plus d'étendue, mais de fort peu. Je conclus en faveur de Tallard, et tous les avis furent conformes au mien. La Vrillière écrivit sur-le-champ la décision sur le registre du conseil; puis alla, par ordre du régent, appeler les deux maréchaux, à qui La Vrillière ne dit rien de leur jugement. Ils se tinrent debout au même lieu où ils s'étaient mis d'abord; nous nous rassîmes en même temps que M. le duc d'Orléans, qui à l'instant prononça l'arrêt que le maréchal d'Estrées prit de fort bonne grâce et très honnêtement, et Tallard fort modestement. Le régent leur dit de prendre place, se leva, et nous tous, et nous rassîmes aussitôt. Tallard, par son rang, échut vis-à-vis de moi, quelques places au-dessous.

L'excès de la joie, le sérieux du spectacle, l'inquiétude d'une dispute imprévue, firent sur lui une étrange impression. Vers le milieu du conseil, je le vis pâlir, rougir, frétiller doucement sur son siège, ses yeux qui s'égaraient, un homme en un mot fort embarrassé de sa personne. Quoique sans aucun commerce avec lui que celui qu'on a avec tout le monde, la pitié m'en prit; je dis à M. le duc d'Orléans que je croyais que M. de Tallard se trouvait mal. Aussitôt il lui dit de sortir, et de revenir quand il voudrait. Il ne se fit pas prier, et s'en alla très vite. Il rentra un quart d'heure après. En sortant du conseil, il me dit que je lui avais sauvé la vie; qu'il avait indiscrètement pris de la rhubarbe le matin, qu'il venait de mettre comble la chaise percée du maréchal de Villeroy, qu'il ne savait ce qu'il serait devenu sans moi, ni ce qui lui serait arrivé, parce qu'il n'aurait jamais osé demander la permission de sortir. Je ris de bon coeur de son aventure, mais je ne pris pas le change de sa rhubarbe; il était trop transporté de joie pour avoir oublié le conseil, et trop avisé pour avoir pris ce jour-là de quoi se purger.

Le duc d'Albret obtint le gouvernement d'Auvergne, sur la démission de M. de Bouillon, qui avait dessus cent mille écus de brevet de retenue: un pareil fut donné au duc d'Albret.

Le maréchal de Tessé entrait au conseil de marine comme général des galères. On a vu à propos du voyage du czar, auprès duquel il fut mis, la vie qu'il menait depuis la mort du feu roi. Il était fort dégoûté de n'être de rien; je ne sais si l'entrée de Tallard au conseil de régence acheva de le dépiter; mais peu de jours après il pria le régent de lui permettre, retiré comme il était, ou plutôt comme il se croyait, de se retirer aussi du conseil de marine. Mais il se garda bien d'en rendre les appointements. Ce vide ne fit aucune sensation.

La facilité de M, le duc d'Orléans se laissa aller à l'adoration du chancelier pour la robe, et aux sollicitations du duc de Noailles pour la capter, d'accorder aux gens du monde les plus inutiles, qui sont les conseillers du grand conseil, deux grandes et fort étranges grâces: l'une qu'ils feraient désormais souche de noblesse; l'autre, exemption de lods et ventes [3] des terres et maisons relevant du roi.

Le roi Stanislas pensa être enlevé aux Deux-Ponts par un parti qui avait fait cette entreprise. Elle fut découverte au moment qu'elle allait réussir. On prit trois de ces gens-là que le roi de Pologne avait mis en campagne. Comme les affaires du nord n'étaient pas finies, il ne craignait point de violer le territoire de la souveraineté, personnelle surtout, du roi de Suède. Quelque temps après, le régent, touché de l'état fugitif de ce malheureux roi, qui n'était en sûreté nulle part, lui donna asile à Weissembourg en basse Alsace.

Mme la princesse de Conti accoucha de M. le prince de Conti d'aujourd'hui, tandis que M. son mari était à l'Ile-Adam. L'ambassadeur de Portugal donna une superbe fête pour la naissance d'un fils du roi de Portugal. Il y eut un grand bal en masque, où Mme la duchesse de Berry, M. le duc d'Orléans et beaucoup de gens allèrent masqués.

La Forêt, gentilhomme français, huguenot, et depuis longtemps attaché au service du roi d'Angleterre avant qu'il vînt à la couronne, était parvenu aux premières charges de la cour de Hanovre, et à être fort avant dans les bonnes grâces de son maître. Il se trouva dans un cas singulier sur la jouissance de ses biens en France, qui, avec le secours du crédit du roi d'Angleterre auprès de M. le duc d'Orléans, qu'il y employa tout entier, lui en fit espérer la restitution, dont il intenta la demande. L'affaire, très soigneusement examinée par la considération du roi d'Angleterre, ne se trouva point dans le cas que La Forêt prétendait, et très dangereuse de plus à lui être adjugée, par la porte que cet arrêt eût ouverte aux autres réfugiés pour les mêmes prétentions. Ainsi La Forêt perdit son procès tout d'une voix au conseil du dedans, puis en celui de régence.

Le 15 août fut dans Paris l'étrange spectacle du triomphe du parlement sur la royauté, et de l'ignominie des deux augustes qualités réunies ensemble, de petit-fils de France et de régent du royaume, dont M. le duc d'Orléans, entraîné par le duc de Noailles, Effiat, les Besons, Canillac et autres serfs du parlement, se cacha merveilleusement de moi. On a vu sur l'année passée qu'il voulut aller à la procession du voeu du roi son grand-père, qui a montré plus d'une fois au parlement, de paroles et d'effet, qu'il savait le contenir dans les bornes du devoir et du respect, et qui l'aurait étrangement humilié, s'il eût pu imaginer ce qui se passerait entre son petit-fils et cette compagnie soixante-quatorze ans après sa mort, à l'occasion de la procession qu'il avait pieusement instituée. La faute de l'année précédente aurait dû corriger; et puisque M. le duc d'Orléans avait eu la faiblesse de ne pas faire rentrer le parlement dans ses bornes, au moins n'en fallait-il pas volontairement subir l'usurpation monstrueuse sans aucune sorte de nécessité. Une procession n'était ni de son goût, ni de la vie qu'il menait, ni par cela même de l'édification publique. Ni le feu roi, ni aucune personne royale n'y avait jamais assisté, et [ils] s'étaient toujours contentés de celle de leur chapelle. Il n'avait donc qu'à rire avec mépris de la folle chimère du parlement, s'il n'avait pas la force de mieux faire, et ne plus penser d'aller à cette procession.

Le parlement venait de refuser très sèchement d'enregistrer la création de deux charges dans les bâtiments, qui auraient été vendues quatre cent mille livres les deux, au profit du roi, sous prétexte, dirent Messieurs, que leurs gages augmenteraient les dépenses de l'État. Le même esprit de misère qui venait de mettre Tallard dans le conseil de régence fit aller M. le duc d'Orléans à la procession; et comme les mezzo-termine étaient de son goût, le premier président, de concert avec le duc et la duchesse du Maine, lui en suggérèrent un qui portait tellement son excommunication sur le front, qu'il est incroyable qu'un prince d'autant d'esprit que M. le duc d'Orléans y put donner, et que, de tous ceux qui l'excitèrent à cette procession, pas un ne s'en aperçut ou ne lui fut assez attaché pour l'en avertir; car le singulier est que je ne le sus que le matin même du 15, que la procession était pour l'après-dînée; et qu'il n'y avait plus qu'à hausser les épaules. Ce mezzo-termine, si bien imaginé pour accommoder toutes choses, fut une procuration du roi à M. le duc d'Orléans pour tenir sa place à la procession, où en cette qualité il irait des Tuileries à Notre-Dame, et en reviendrait comme le roi, et avec le même accompagnement de carrosses, pages, valets de pied, gardes du roi, Cent Suisses, etc., ayant à Notre-Dame, et pendant la procession, le premier gentilhomme de la chambre en année, et le duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps en quartier, avec le bâton, derrière lui, et le capitaine des Cent Suisses devant lui, et les aumôniers du roi de quartier en rochet, manteau long et bonnet carré, pour le servir comme le roi. Avec cette royale mascarade, le parlement eut la complaisance de le vouloir bien souffrir à sa droite, et se réserva le plaisir de s'en bien moquer. On laisse à penser quel effet opéra une telle comparse, fondée sur aucune sorte d'apparence d'usage, de coutume, encore moins de nécessité, faite par un prince qui se donnait publiquement, par ses discours et par sa conduite, pour se moquer de bien pis que d'une procession, et qui, par les renonciations, la paix d'Utrecht et l'âge où le roi [était], était encore pour longtemps l'héritier présomptif de la couronne. Quoi donc de plus simple et de plus naturel à répandre et à persuader que M. le duc d'Orléans, dans la soif et dans l'espérance de régner, avait saisi une occasion de se donner la satisfaction de se montrer en roi en une cérémonie publique, en avant-goût de ce qui lui pouvait arriver, et pour accoutumer Paris à lui en voir toute la pompe et la majesté en plein, comme il en exerçait le pouvoir?

Avec les horreurs semées lors de la perte des princes, père, mère, frère et oncle du roi, sans cesse rafraîchies par leurs pernicieux auteurs, ou peut imaginer ce qui fut répandu dans Paris, dans les provinces, dans les pays étrangers et dans l'esprit du roi, par la facilité et l'autorité de l'accès auprès de lui de ceux qui voulaient accréditer ces exécrables soupçons et en grossir les idées. Aussi firent-elles un grand bruit, et la fête n'avait été proposée ni imaginée pour autre chose. Après la chose faite, M. le duc d'Orléans n'osa jamais m'en parler, et l'indignation me retint autant de lui en rien dire aussi, que l'inutilité de le faire après coup. L'autre effet fut d'affermir le monde dans la folle idée de la supériorité, tout au moins de l'égalité du parlement avec le régent, qui se semait depuis longtemps avec art, et qui de cette époque prit faveur générale, et d'enfler le parlement au point qu'on verra bientôt, rallié avec tous les ennemis du régent et d'une multitude de fous qui ne doutaient pas de figurer et de faire fortune dans les troubles.

La fête de Saint-Louis donna dix jours après le contraste plénier de celle-ci. La musique de l'Opéra a coutume, ce jour-là, de divertir gratuitement le public d'un beau concert dans le jardin des Tuileries. La présence du roi dans ce palais y attirait encore plus de monde, dans l'espérance de le voir paraître quelquefois sur les terrasses qui sont de plain-pied aux appartements. Il parut très sensiblement cette année un redoublement de zèle, par l'affluence innombrable qui accourut non seulement dans le jardin, mais de l'autre côté, dans les cours, dans la place, et qui ne laissa pas une place vide, je ne dis pas aux fenêtres, mais sur les toits des maisons en vue des Tuileries. Le maréchal de Villeroy persuadait à grand'peine le roi de se montrer, tantôt à la vue du jardin, tantôt à celle des cours, et dès qu'il paraissait, c'étaient des cris de: Vive le roi! cent fois redoublés. Le maréchal de Villeroy faisait remarquer au roi cette multitude prodigieuse, et sentencieusement lui disait: « Voyez, mon maître, voyez tout ce peuple, cette affluence, ce nombre de peuple immense, tout cela est à vous, vous en êtes le maître; » et sans cesse lui répétait cette leçon pour la lui bien inculquer. Il avait peur apparemment qu'il n'ignorât son pouvoir. L'admirable Dauphin son père en avait reçu de bien différentes, dont il avait bien su profiter. Il était bien fortement persuadé qu'en même temps que la puissance est donnée aux rois pour commander et pour gouverner, les peuples ne sont pas aux rois, mais les rois aux peuples, pour leur rendre justice, les faire vivre selon les lois, et les rendre heureux par l'équité, la sagesse, la douceur et la modération de leur gouvernement. C'est ce que je lui ai souvent ouï dire avec effusion de coeur et persuasion intime, dans le désir et la résolution bien ferme de se conduire en conséquence, non seulement étant en particulier avec lui, et y travaillant pour l'avenir dans ces principes, mais je le lui ai ouï dire et répéter plusieurs fois tout haut en public, en plein salon de Marly, à l'admiration et aux délices de tous ceux qui l'entendaient.

Suite
[1]
Ce mot était employé, aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour désigner les jeunes gens qui suivaient des écoles, appelées académies, où l'on enseignait l'équitation. Mme de Motteville, à l'année 1645, parlant de l'entrée des ambassadeurs de Pologne à Paris, dit: « Après eux venaient nos académistes.  » Saint-Évremond a employé le mot académistes dans le sens d'académiciens, dans une pièce dirigée contre l'Académie française.
[2]
Qui se payaient argent comptant.
[3]
Droit que prélevait le seigneur pour la vente des terres comprises dans sa censive (domaine soumis à la redevance appelée cens.)