CHAPITRE III.

1717

Comité pour les finances. — Ma conduite à cet égard. — Je propose en particulier au chancelier la réforme de quelques troupes distinguées avec les raisons et la manière de la faire. — Il l'approuve; mais elle demeure entre nous deux par la faiblesse du régent. — Fin et résolution du comité des finances mises en édit. — Démêlé ajusté entre le premier président avec les enquêtes pour le choix et le nombre des commissaires du parlement, quand il en faut nommer. — Le parlement veut qu'on lui rendre compte des finances avant d'opiner sur l'enregistrement de l'édit, et l'obtient. — Il l'enregistre enfin avec peine. — Misère du régent; peur et valetage du duc de Noailles. — Évêques prétendent inutilement des carreaux à l'anniversaire du feu roi. — Entreprise de nouveau condamnée entre les princesses du sang, femmes et filles, au mariage de Chalmazel avec une soeur du maréchal d'Harcourt. — Mme la duchesse d'Orléans achète Bagnolet. — Maison donnée à Paris aux chanceliers; et Champ donné à la princesse de Conti pour La Vallière, aux dépens du financier Bourvalais. — Ragotzi s'en va en Turquie; ce qu'il devient jusqu'à sa mort. — Victoire du prince Eugène sur les Turcs. — Prise de Belgrade. — Mort de Villette et d'Estrade. — Le fils du dernier obtient sa mairie de Bordeaux. — Mme de Mouchy et Rion, dame d'atours et premier écuyer en second de Mme la duchesse de Berry. — Changement parmi ses dames. — Diverses grâces de M. le duc d'Orléans. — Retour de Hongrie des François. — Mort du duc de Ventadour; extinction de son duché-pairie. — Mort de Moncault. — J'achète pour mes enfants deux régiments de cavalerie. — Abbé Dubois repasse en Angleterre. — Peterborough arrêté dans l'État ecclésiastique.

Le comité qui s'assemblait plusieurs fois la semaine pour les finances allait son train. Le duc de Noailles y montra, comme il voulut, l'état présent des finances, en exposa les embarras, y présenta des expédients, lut des mémoires. J'étais là, comme on l'a vu, malgré moi, et cette langue de finance dont on [a] su faire une science, et, si ce mot se peut hasarder, un grimoire, pour que l'intelligence en soit cachée à ceux qui n'y sont pas initiés, et qui, magistrats et traitants, banquiers, etc., ont grand intérêt que les autres en demeurent dans l'ignorance; cette langue, dis-je, m'était tout à fait étrangère. Néanmoins ma maxime constante ayant toujours été que l'humeur doit être toujours bannie des affaires autant que l'acception des choses et des personnes et toute prévention, j'écoutais de toutes mes oreilles, malgré mon dégoût de la matière, et ce que je n'entendais pas, je n'étais pas honteux de le dire et de me le faire expliquer. C'était le fruit de l'aveu de mon ignorance en finances, que j'avais fait si haut et si clair en plein conseil de régence, lorsque je m'excusai d'être de ce comité, et que le régent finit par me le commander.

Il arriva assez souvent qu'y ayant diversité d'avis, quelquefois même assez vive, je me trouvai de celui du duc de Noailles, et que je disputai même assez fortement pour le soutenir. Le chancelier ravi m'en faisait compliment après; et M. le duc d'Orléans, à qui l'un et l'autre le dirent, et qui avait remarqué la même chose quelquefois au conseil de régence, les assura qu'il n'en était point surpris, et ne laissa pas de m'en marquer sa satisfaction. Je lui dis, et au chancelier, que l'avis du duc de Noailles, bon ou mauvais, et sa personne, étaient pour moi deux choses absolument distinctes et séparées; que je cherchais partout le bon et le vrai, et que je m'y attachais partout où je le croyais voir, comme je me roidissais aussi contre ce que j'y croyais opposé; qu'il pouvait bien être qu'en ce dernier cas, je parlais plus ferme et plus dur quand je trouvais l'avis du duc de Noailles à combattre, que si j'avais eu à attaquer celui d'un autre; mais aussi [que] j'étais de son avis sans répugnance quand je le trouvais bon, et que je m'élevais pour le soutenir fortement en faveur du bon et du vrai quand je le voyais disputer, sans que, pour tout cela, je changeasse de sentiment pour sa personne.

Comme ce travail se prolongeait, les assemblées se multiplièrent; et une après-dînée, à la fin d'une, il fut convenu que nous nous rassemblerions le lendemain matin et encore l'après-dînée, et que, pour n'avoir pas la peine de tant aller et venir, le chancelier donnerait à dîner à tout le comité. Le lendemain matin, au sortir de la séance, le chancelier, qui, dès la veille, m'avait prié, outre le général, en particulier à dîner, s'approcha de moi en me disant, comme encore d'un air d'invitation, qu'on allait dîner. Je le priai de me dire précisément à quelle heure il comptait rentrer en séance, afin que je m'y trouvasse ponctuellement. À sa surprise et son redoublement de prières de rester, je lui avouai franchement que je ne pouvais me résoudre à dîner avec le duc de Noailles; que tant qu'il voudrait sans lui je réparerais ce que je perdais ce jour-là. Il me parut affligé au dernier point, me pressa, me conjura, me représenta le bruit que cela allait faire. Je lui dis qu'il n'y aurait rien de nouveau, et que personne n'ignorait à quel point nous étions ensemble. Ce colloque, qui se faisait avec émotion sur le chemin de la porte, fut remarqué. Je vis par hasard le duc de Noailles, qui du fond de la chambre nous regardait, et parlant aux uns et aux autres. Le duc de La Force vint en tiers, un instant après le maréchal de Villeroy, puis l'archevêque de Bordeaux, qui se joignirent au chancelier, et qui tous ensemble, comme par force, me retinrent. Je consentis donc enfin, mais avec une répugnance extrême, et à condition encore que le duc de Noailles se placerait au plus loin de moi, sans quoi je leur déclarai que je sortirais de table. Ils s'en chargèrent, et cela fut exécuté. Le dîner fut grand et bon, et tout m'y montra qu'on était aise que j'y fusse demeuré. Le duc de Noailles y parut, tout désinvolte qu'il est, fort empêtré. Il voulut pourtant un peu bavarder; mais on voyait qu'il avait peine à dire. Vers le milieu du repas, il se trouva mal ou en fit le semblant, et passa dans une autre chambre. Un moment après, la chancelière l'alla voir et revint se mettre à table. Personne autre n'en sortit ni ne marqua de soins que le chancelier, qui y envoya une fois ou deux. On dit que c'était des vapeurs, et finalement il acheva de dîner dans cette chambre plus à son aise qu'il n'eût apparemment fait à table. Je n'en sourcillai jamais. Il se retrouva avec la compagnie à prendre du café, et peu après nous nous remîmes en séance, où il rapporta comme si de rien n'eût été. Je fus fort remercié de la compagnie, et particulièrement du chancelier et de la chancelière d'être demeuré à dîner, et je ne cachai à personne que ç'avait été un vrai sacrifice de ma part, dont l'absence du duc de Noailles m'avait fort soulagé dans la dernière moitié du repas. Ce dîner avec lui, ce qui s'était répandu que j'étais souvent de son avis, et grossi, dont lui-même était bien homme à s'être paré, fit courir quelque bruit que nous étions raccommodés, qui fut bientôt détruit par la continuité de la façon dont j'en usais avec lui. Ce fut la seule fois qu'il y eut comité matin et soir. Ils redoublèrent d'après-dînée et de longueur. Je crus que le chancelier n'avait pas voulu, et sagement, nous exposer, le duc de Noailles et moi, à l'inconvénient d'un second dîner.

Le travail achevé, et tous les avis à peu près réunis sur chaque point, j'allai voir le chancelier en particulier. Je lui dis que je venais lui communiquer une pensée que je n'avais pas voulu hasarder dans le comité, raisonner avec lui, et, s'il trouvait que ce que je pensais fût bon, le proposer lui et moi à M. le duc d'Orléans, sinon l'oublier l'un et l'autre. Je lui dis que, peiné de voir toute la difficulté qui se trouvait à égaler, du moins en pleine paix, la recette du roi à sa dépense, je pensais qu'il serait à propos de réformer la gendarmerie, et même les gens d'armes et les chevau-légers de la garde, avec les deux compagnies des mousquetaires, en augmentant de deux brigades chacune des quatre compagnies des gardes du corps.

Mes raisons étaient celles-ci: il n'y a point d'escadron de ces troupes, l'un dans l'autre, qui en simples maîtres et en officiers, tout compris, ne coûte quatre escadrons de cavalerie ordinaire. Quelque valeureuses qu'on ait éprouvé ces troupes, on ne peut espérer qu'elles puissent battre leur quadruple, ni même qu'elles puissent se soutenir contre ce nombre. Ainsi, quant aux actions, rien à perdre de ce côté-là; au contraire à y gagner, si en temps de guerre on juge à propos de faire la même dépense pour avoir le quadruple d'escadrons ordinaires en leur place; et en attendant une épargne de plusieurs millions dont la supputation est évidente. Le courant du service dans les armées y gagnerait en toute façon. C'est une dispute continuelle sur les prétentions de la gendarmerie, qui vont toujours croissant et qui la rend odieuse à la cavalerie, jusqu'à causer toutes les campagnes des embarras et des accidents. Les maîtres ne sont point officiers, et ne veulent point passer pour cavaliers. Ils se prétendent égaux aux gens d'armes et aux chevau-légers de la garde, lesquels sont maison du roi. De là des disputes pour marcher et pour obéir, pour des préférences de fourrages, pour des distinctions de quartiers, pour des difficultés avec les officiers généraux et avec ceux du détail, et pour toutes sortes de détachements; et comme tout cela est soutenu par un esprit de corps (on n'oserait dire de petite république, par ce nombreux essaim d'officiers, triplés et quadruplés en charges par compagnie, dont chacun se pique à qui soutiendra plus haut ce qu'ils appellent l'honneur du corps), personne ne se veut brouiller jusqu'aux querelles avec tant de têtes échauffées, et le général lui-même a plus court de céder, mais d'éviter de les avoir dans son armée, où ils ne font presque aucun service par ces difficultés, et les renvoie le plus tôt qu'il est possible, eux-mêmes étant dans la prétention d'arriver les derniers à l'armée et d'en partir les premiers, en sorte qu'il est rare qu'ils fassent une campagne entière, dont les armées mêmes se sentent fort soulagées. Voilà ce qui est particulier à la gendarmerie.

À l'égard de ce qui lui est commun avec les gens d'armes et les chevau-légers de la garde et les mousquetaires, le voici: deux grands inconvénients pour la guerre, par le grand nombre des officiers de tous ces corps, qui font une foule d'équipages qui sont fort à charge pour les subsistances, et qui augmentent très considérablement l'embarras des marches et des mouvements d'une armée. Mais ce nombre d'officiers en produit un autre plus fâcheux: c'est qu'ils ne sont en effet que des capitaines, des lieutenants, des cornettes de cavalerie, et ce qui est la même chose sous le nom d'enseigne qu'on a donné pour avoir quatre officiers, qui quelquefois sont doublés, comme ils le sont toujours dans les gens d'armes et chevau-légers de la garde et dans les deux compagnies de mousquetaires. Or, n'étant que tels, ils en sont bornés au même service quand ils sont en détachement, et comme ils vieillissent dans ces charges, ils y deviennent anciens officiers généraux sans savoir plus et souvent moins qu'un lieutenant de cavalerie; d'où il est aisé de juger de ce qui en peut arriver quand ils se trouvent chargés de quelque chose. Le feu roi, de la création duquel sont les mousquetaires gris et noirs et la gendarmerie, et qui se plaisait aux détails et aux revues des troupes et à leur magnificence, mit les officiers de ces troupes sur le pied peu à peu de devenir officiers généraux à leur rang, et les fit presque tous colonels par leurs charges, et fort tôt après les avoir achetées ceux dont les charges ne les font pas. Cela fait donc dans les armées un amas très nombreux de colonels, brigadiers, officiers généraux, qui n'ont ni n'ont jamais eu de troupes, qui n'ont jamais été en détachement que comme simples cornettes, lieutenants ou capitaines de cavalerie, et qui, nonobstant leurs grades, continuent, tant qu'ils ont ces charges, d'être détachés sur le même pied. Il est vrai que sur le gros de l'armée ils marchent à leur tour suivant leur grade d'armée; mais, au nombre qu'ils sont de chaque grade, marcher ainsi se borne à deux ou trois fois par campagne, qui n'est pas le moyen d'apprendre, quand précédemment surtout on n'a rien appris ni eu occasion d'apprendre. Cette double façon d'être détaché produit une cacophonie ridicule en ce que le lieutenant, détaché avec sa troupe distinguée, et qui dans le total du détachement ne sert que comme un lieutenant de cavalerie à la tête de quinze ou vingt maîtres, est souvent brigadier [4] et même maréchal de camp, aux ordres, non seulement de son cadet de même grade ou même inférieur qui commande le tout, mais à ceux des colonels et des lieutenants-colonels détachés avec lui à leur tour de marcher, et qui, sous le chef, commandent à tout le détachement. Voilà en peu de mots pour la guerre; venons aux autres inconvénients.

Celui de la gendarmerie est unique: c'est ce qu'il en coûte de plus au roi que pour ses troupes ordinaires, en place de fourrages pour les officiers, et en traitements de quartiers d'hiver pour le total de la gendarmerie, ainsi qu'en routes et en étapes, ce qui gît encore en un calcul bien aisé. Pour ce qui est des gens d'armes, chevau-légers et, mousquetaires, c'est une autre manière de compter avec eux qui va encore plus loin. Ces troupes, en si petit nombre pour la guerre, quand même (ce qui ne peut être) les quatre compagnies iraient tout entières, parce qu'il en demeure toujours pour le guet et par force congés, ne sont, ou d'aucun usage ailleurs, ou d'un usage inutile. Jamais leur guet n'est auprès du roi dans pas un lieu de ses demeures; ce guet l'accompagne seulement de Versailles à Fontainebleau ou à Compiègne, ou en de vrais voyages. Dans ces voyages même ils ne sont jamais dans les lieux où le roi couche, excepté que, en des cas assez rares, un petit détachement de mousquetaires des deux compagnies [s'y trouve], pour fournir aux sentinelles extérieures et suppléer au régiment des gardes ou autre garde d'infanterie par les chemins, les gardes du corps environnant toujours le carrosse du roi aux deux côtés et derrière, et quelques-uns devant; qu'en avant de tout et en arrière de tout, il y a un détachement de gens d'armes et de chevau-légers, et quatre mousquetaires à la tête de l'attelage du roi, qui tous se relayent de distance en distance. De service de cour, aucun autre qu'un officier principal de chacun de ces corps en quartier, qui prend l'ordre du roi au sortir de son souper, quand le capitaine ne s'y trouve pas, et un maître de chaque corps, botté, en uniforme, qui prend l'ordre du roi tous les jours sur son passage, pour aller à la messe; et à ces deux ordres du matin et du soir jamais rien à faire, parce que, s'il y avait quelque ordre à donner pour la guerre, pour une revue, pour un voyage, etc., cela se passait toujours du roi au capitaine, ou si la chose pressait, et qu'il n'y frit pas, à l'officier de quartier. Par ce court détail je ne voyais point d'utilité pour la guerre ni pour le service, encore moins pour celui de, la cour, ni [pour] sa décoration, à entretenir des troupes si chères, et qui, à la valeur près, n'étaient bonnes que pour la magnificence et la décoration des revues, auxquelles le feu roi ne s'était que trop plu.

Question après de la manière de s'en soulager. Rien de plus aisé pour la gendarmerie: la réformer, laisser crier les intéressés, continuer une pension aux maréchaux des logis, et rembourser toutes les charges. Pour y parvenir, s'imaginer après la réforme qu'elle n'est point faite, faire en tout genre de dépense pour la gendarmerie les mêmes fonds que si elle subsistait, rembourser de cette somme tous les ans un nombre de charges en entier, et continuer les appointements de toutes jusqu'au jour de leur remboursement, le rendre libre de toute dette qui n'aurait point dessus des hypothèques spéciales, promettre (et tenir parole) à ceux qui seraient mestres de camp et brigadiers de la préférence pour des régiments; moyennant quoi, en trois ans ou quatre au plus, on serait soulagé de toute cette dépense.

Pour ce qui est des gens d'armes, des chevau-légers, je sentis bien la difficulté de la faiblesse de M. le duc d'Orléans pour le prince de Rohan et le duc de Chaulnes, qui les commandaient. Je proposais la même forme que je viens d'expliquer pour la gendarmerie, et je dis au chancelier que c'était son affaire pour ôter ce nombre d'exempts de taille et d'autres impositions, et cette quantité de lettres d'État, la plupart très indirectes, qui, pour de l'argent que les plaideurs donnaient à des gens d'armes ou à des chevau-légers, se mêlaient sans intérêt, dans leurs affaires sous quelque couleur forcée, et arrêtaient de leur chef les procédures et les jugements tant qu'il leur plaisait. Pour les mousquetaires, la difficulté des capitaines n'était pas la même, mais la manière de réformer et de rembourser [était] pareille. Les huit brigades d'augmentation dans les gardes du corps n'étaient pas une dépense en comparaison de l'épargne qu'on eût faite. Ceux-là au moins auraient servi utilement à la guerre et à la cour.

Je trouvais leur guet trop faible, outre qu'on pouvait remettre cette augmentation à l'ouverture d'une guerre ou au mariage du roi. Les deux hôtels des mousquetaires les auraient logés dans Paris, chacun à leur tour, où on aurait eu des troupes plus nombreuses et plus sages que cette jeunesse à qui il fallait des gouverneurs. De plus, il pouvait y avoir des temps difficiles où la faiblesse du guet est un grand inconvénient, et où de l'augmenter en est un autre qui marque de la crainte et enhardit ceux qui se proposent d'en donner, et dans d'autres temps où il vient un dauphin, une dauphine et des fils de France qui n'ont pas encore leur maison, le guet, au nombre qu'il est, et qui ne peut être plus fort par rapport à la force des compagnies, ne peut suffire au service, et n'y suffisait même pas par cette raison du temps du feu roi, qu'il était plus nombreux, parce que les compagnies étaient plus nombreuses. Il en arriverait une augmentation d'escadrons de gardes du corps pour la guerre, qui répareraient en grande partie et bien moins chèrement ceux des gens d'armes, chevau-légers, mousquetaires et gendarmerie, dont le service serait sans embarras et se ferait bien mieux, étant d'un même corps.

Enfin on éviterait, en réformant les mousquetaires, d'autres inconvénients qui n'y sont compensés d'aucun avantage. On en a voulu faire une école militaire, et y faire passer sans exception toute la jeunesse qui demande de l'emploi. Or, cette école n'apprend rien pour la guerre ni pour la discipline des troupes; on n'y apprend que l'exercice et à escadronner, à obéir, et force pédanteries, dont on se moque tout bas en attendant qu'on en sorte et qu'on puisse en rire tout haut. Ainsi cette jeunesse passe le temps d'une année au moins, et souvent davantage, à se débaucher dans Paris et à y dépenser très inutilement; et quand elle entre dans les troupes, elle y est neuve à tout, comme si elle sortait de sa province, et c'est alors qu'elle commence à apprendre utilement et qu'elle oublie tout ce qu'elle a appris d'inutile. Les détachements qui vont à la guerre ne l'instruisent pas davantage. Ils y servent en simples maîtres, ou, s'il y a des attaques à un siège, en simples grenadiers. Or la jeunesse noble, beaucoup moins l'illustre, qui est à la vérité destinée à la guerre et à tous ses hasards, ne l'est pas à ce genre de service; et c'est en abuser d'une façon barbare que de la prodiguer en troupes au service de simples maîtres et de simples grenadiers.

Avant l'invention de cette étrange mode, la jeunesse ne perdait point ainsi son temps, et n'était point prodiguée à tas à des attaques d'ouvrages. Chacun d'elle avait un parent ou un ami de son père, avec qui il se mettait cadet, et qui en prenait soin pour tout. Ils devenaient bientôt officiers, et toujours sous les mêmes yeux. Cela faisait des enfants du corps, et de ces corps une famille; et le soin et la dépendance du jeune homme le préservaient d'une infinité d'inconvénients, lui apprenaient à vivre, à s'instruire, à se conduire, et en avançant ainsi, à devenir bons officiers, et capables d'en élever d'autres comme eux-mêmes l'avaient été. Il est vrai que la beauté des revues et des camps de plaisir et de magnificence ne serait plus la même. Mais le feu roi n'était plus, et c'était un gain, à bien de différents égards, que d'en perdre l'usage et de se bien garder de le renouveler.

Le chancelier goûta infiniment toutes ces raisons. Mais quand nous discutâmes ensuite, non le moyen de les persuader au régent, parce que leur évidence était palpable, mais d'exécuter cette réforme, nous convînmes aisément que nous ne viendrions jamais à bout de lui en inspirer la résolution, ou que, s'il la prenait, contre notre espérance, jamais les cris et les brigues des intéressés ne la lui laisseraient exécuter. Cette prodigieuse faiblesse, qui perdit constamment une régence qui aurait pu être si belle, si utile au royaume, si glorieuse au régent, et dont les suites auraient été en tout d'un aussi grand avantage, fut l'obstacle continuel à tout bien, et la cause perpétuelle de la douleur de tous ceux qui désiraient sincèrement le bien de l'État et la gloire du régent. Nous comprîmes enfin, le chancelier et moi, qu'en proposant au régent une réforme si utile, elle ne se ferait jamais, et que tout le fruit que nous retirerions de notre zèle serait la haine de tant d'intéressés. Cette considération nous ferma donc là bouche, et la chose en demeura entre nous deux.

Le long et ennuyeux travail du comité étant fini, il s'assembla plusieurs fois chez M. le duc d'Orléans, où les dernières résolutions furent prises fort unanimement. Les principales furent de ne point toucher aux rentes de l'hôtel de ville; d'ôter le dixième, tant pour tenir la parole si solennellement donnée en l'imposant de le supprimer à la paix, que parce que, dans le fait, on n'en pouvait presque plus rien tirer. Le fonds de un million deux cent mille livres destiné par an aux bâtiments fut réduit à la moitié; [il y eut] plusieurs retranchements de pensions fort inutilement données, et des diminutions sur d'autres. Les menus plaisirs du roi de dix mille livres par mois, et sa garde-robe à trente-six mille livres, furent réduits, les menus plaisirs à moitié, la garde-robe à vingt-quatre mille livres. À l'âge du roi tout cela s'en allait en pillage. Il y eut encore d'autres choses retranchées et de la diminution sur les intérêts des sommés empruntées au denier vingt.

Les chefs et présidents des conseils furent mandés à un conseil extraordinaire du jeudi après-dîner, 19 août, où lé duc de Noailles rendit compte de ce qui avait été concerté. Il fut réglé que l'édit en serait dressé en conformité, pour être envoyé enregistrer au parlement. Le lendemain le comité s'assembla encore chez M. le duc d'Orléans pour voir le projet d'édit et le perfectionner.

Le premier président avait un démêlé avec les enquêtes et les requêtes sur le nombre et le choix des députés quand il s'agirait d'en nommer aux occasions qui le demanderaient. La grand'chambre semblait partiale pour le premier président, parce que, maître du choix dans cette chambre, il voulait exclure les autres, qui cependant ne sont pas moins qu'elle des chambres du parlement. Après bien du bruit, ils convinrent que la grand'chambre aurait seule sept députés, et les cinq chambres des enquêtes et les deux des requêtes chacune un, ce qui en fait sept autres; ainsi à elles sept la moitié des députés, et la grand'chambre seule une autre moitié. Cette affaire ne se passa pas bien pour le premier président, qui demeura assez mal avec la compagnie, laquelle depuis longtemps le regardait comme un double fripon, dont le métier était de tirer tant qu'il pouvait d'argent de M. le duc d'Orléans.

L'édit porté au parlement lui parut une trop belle occasion pour n'en pas profiter. Messieurs opinèrent qu'il leur fallait faire voir un détail des revenus et des dépenses du roi avant qu'ils décidassent s'ils enregistreraient l'édit. Le premier président alla en rendre compte au régent, et le lendemain après dîner, il reçut une députation du parlement, à laquelle il dit qu'il ne souffrirait point qu'il fût donné la moindre atteinte à l'autorité royale, tandis qu'il en serait le dépositaire. Les quatorze commissaires députés s'assemblèrent. Les gens du roi furent ensuite au Palais-Royal. Le parlement s'assembla ensuite, et enregistra la suppression du dixième, de beaucoup de francs salés, et d'autres articles. Sur ceux qui restaient, M. le duc d'Orléans eut la faiblesse, poussé par la frayeur qui avait saisi le duc de Noailles, et son désir de faire sa cour au parlement, de les faire discuter par ce duc en sa présence, le dimanche matin 5 septembre, aux quatorze députés du parlement, et il y fit aussi entrer le sieur Law pour leur expliquer les avantages qui en reviendraient à la compagnie du Mississipi [5] . De tout cela pas un mot au conseil de régence, et, s'il se pouvait, beaucoup moins à moi en particulier; aussi n'en dis-je pas une parole à M. le duc d'Orléans, suivant ma coutume, quand il s'agissait du parlement.

Il s'assembla le lendemain matin, et après-dîner, pour entendre le rapport des commissaires, et comme il ne fut pas encore pour achever l'enregistrement, et qu'il était le 6 septembre, il fut prorogé par le roi jusqu'au 14. Il demanda jour et heure au régent pour venir faire des remontrances au roi. Ils y vinrent le jeudi 9; le régent les présenta, et le roi leur dit que le chancelier leur expliquerait sa volonté. La députation fut nombreuse. Enfin, le lendemain matin vendredi 10, l'édit entier fut enregistré avec une déclaration du roi qui en expliquait quelques endroits. Aussitôt après, le parlement eut liberté d'entrer en vacance, et les conseils en eurent aussi une de trois semaines. Ainsi, le parlement, qui se prétend le tuteur des rois mineurs et des majeurs aussi quand il peut, voulut montrer ici que ce n'est pas en vain, et en fit une fonction solennelle.

La faiblesse du maître et du ministre à qui il eut affaire ne servit à rien à tous deux. Le parlement s'enorgueillit jusqu'à l'ivresse, l'autorité du régent déchut; il ne tarda pas à s'apercevoir de l'un et de l'autre. Pour le duc de Noailles, qui mourait toujours de peur de la robe à qui il était accoutumé de faire une cour servile, il ne s'en fit que mépriser, et il ne fut pas longtemps à l'éprouver. À l'égard de Law, qui pensait mieux là-dessus, il ne put qu'obéir. Le régent, en tenant bon et se moquant d'une prétention aussi dangereuse qu'inepte, aurait hautement forcé le parlement à enregistrer son édit, ayant le public derrière lui pour la suppression du dixième et d'autres points qui l'intéressaient si fortement. Ce prince ne sut pas profiter de cet avantage, dont il eût pu tirer un si utile parti, et il encouragea, au contraire, et ouvrit la voie à ceux qui par divers intérêts se réunissaient entre eux, pour brouiller, réduire son autorité, et le mettre au point de dépendre de leurs volontés, qui n'étaient pas, à beaucoup près, de lui laisser le gouvernement des affaires, et qui bientôt lui en donnèrent beaucoup.

L'anniversaire qui se fait tous les ans à Saint-Denis pour le roi dernier mort produisit une prétention toute nouvelle. La reconnaissance n'est plus à la mode depuis longtemps. Il y eut très peu de gens de la cour; M. du Maine et son second fils, quelque peu d'évêques et le cardinal de Polignac. Ces évêques s'avisèrent de vouloir avoir des carreaux: le rare est qu'il n'y eut que le cardinal de Polignac qui s'y opposa, et qui l'empêcha, sur quoi les évêques osèrent s'en aller et se plaindre au régent. Jamais ils n'en avaient eu ni prétendu, et j'ai dit ailleurs que la règle des honneurs c'est que chacun est en présence du corps ou de sa représentation comme il était en présence de cette même personne vivante; or, les évêques n'ont jamais eu ni imaginé d'avoir des carreaux en aucun lieu où est le roi. Ces messieurs se pouvaient contenter de leurs conquêtes sur les évêques pairs en ces cérémonies, à qui ils ne voulurent pas souffrir leurs carreaux, étant avec eux en corps de clergé, et qui l'emportèrent sur la faiblesse des prélats pairs. C'était bien là une preuve que les autres évêques n'en avaient jamais eu ni prétendu. Ils pouvaient encore se souvenir qu'il n'y avait pas un grand nombre d'années qu'ils y étaient sur la même ligne avec les cardinaux, derrière qui, même s'il n'y en avait qu'un seul, ils avaient toujours été placés auparavant.

Le mariage de Chalmazel, aujourd'hui premier maître d'hôtel de la reine, et qui est homme de condition, avec une soeur d'Harcourt, fit renaître une autre prétention, quoique solennellement et contradictoirement jugée et condamnée par le feu roi, entre les femmes et les filles des princes du sang, comme on l'a vu en son lieu, et comme le jugement en avait sans cesse été exécuté depuis. Mme la duchesse d'Orléans fit signer à Mlles ses filles ce contrat de mariage avec elle, et immédiatement après elle; en sorte que les femmes des princes du sang ne trouvèrent plus d'espace lorsqu'on leur présenta ce contrat où elles pussent signer au-dessus de ces princesses filles. Mme la duchesse d'Orléans au désespoir du jugement du feu roi, comme on l'a vu en son temps, n'avait pu se résoudre de démordre de sa prétention qu'elle conserva toujours in petto, dont le but était de faire de ses enfants un ordre nouveau, d'arrière-petits-fils de France, dont le rang serait supérieur à celui des princes du sang, et de s'élever par là imperceptiblement elle-même à celui des fils et filles de France. La régence de M. le duc d'Orléans lui parut un temps favorable à réussir en cette entreprise.

Elle s'y trompa. Les princes du sang et les princesses leurs femmes firent grand bruit. Elles portèrent leurs plaintes à M. le duc d'Orléans, le règlement du feu roi à la main; M. le duc d'Orléans leur fit des excuses, et leur promit que ce dont elles se plaignaient n'arriverait plus. Il ne s'était jamais mis cette prétention dans la tête; il avait laissé faire Mme la duchesse d'Orléans du temps du feu roi, pour ne se donner pas la peine de la contrarier dans une fantaisie qu'elle avait fort à coeur; il ne se soucia en aucune façon de la condamnation que le feu roi en fit, et ne pensa jamais à en revenir. D'ailleurs il était fatigué des riottes qui se perpétuaient sur des riens entre Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d'Orléans, et bien plus encore de ne pouvoir apaiser la dernière sur ce qui avait été jugé entre les princes du sang et ses frères sur l'habilité de succéder à la couronne. Ainsi Mme la duchesse d'Orléans eut tout le dégoût de son entreprise, que M. le duc d'Orléans ne s'embarrassa pas de lui donner.

Dans sa mauvaise humeur, dégoûtée de son appartement de Montmartre, d'où elle ne voyait que des toits, des minuties des religieuses pour des clefs et des passages, de l'éloignement des jardins qu'elle y avait fait ajuster avec beaucoup de goût et de dépense, elle acheta la maison de Bagnolet, et peu à peu plusieurs voisines, dont elle fit un lieu immense et délicieux. Madame passait presque toute l'année à Saint-Cloud; c'était aussi la seule maison de campagne à portée qu'eût M. le duc d'Orléans. Elle en voulut une qui ne fût qu'à elle et que pour elle, et dont elle fût à portée de jouir à tout moment.

Le duc de Noailles fit une galanterie aux dépens du roi à son ami le chancelier. Il y avait à Versailles et à Fontainebleau une maison pour la demeure du chancelier, qu'on appelait la Chancellerie; mais il n'y en avait jamais eu à Paris, où jusqu'alors les chanceliers avaient toujours logé à leurs dépens chez eux. Bourvalais, un des plus riches traitants et des plus maltraités par la chambre de justice, fut dépouillé d'une superbe maison qu'il avait bâtie dans la place de Vendôme, et d'une maison de campagne à Champ, qu'il avait rendue charmante, et que, d'une maison de bouteille, il avait fait chef-lieu d'une grande et belle terre à force d'acquisitions. Mme la princesse de Conti eut Champ pour une pièce de pain qu'elle donna à La Vallière, et la maison de Paris devint la chancellerie, qui, outre le don du roi, lui coûta fort cher par tout ce que d'Antin y fit pour faire sa cour au chancelier qui jusqu'alors était demeuré très mal logé dans son ancienne maison de la rue Pavée, qu'il louait auprès de celle de son père.

Le chiaoux, principalement venu pour débaucher le prince Ragotzi, y réussit. Jamais on ne vit mieux qu'en lui la petitesse des personnages à qui le hasard a fait faire grand bruit dans le monde quand ils sont rapprochés. Ragotzi était un homme sans talents et sans esprit que des plus communs, grand homme de bien et d'honneur, d'une pénitence également austère et sincère qui, différente de celle des camaldules chez qui il était retiré, n'était guère moins dure, qui y gardait une solitude véritable et suivie, qui n'en sortait que par des bienséances nécessaires, et qui, sans rien de contraint ni de déplacé, vivait, lorsqu'il était parmi le monde, comme un homme qui en est, et qui toutefois se souvient bien qu'il n'y est que par emprunt. De grandes aumônes étaient jointes à sa pénitence, une grande règle dans son domestique et dans sa maison, et cependant avec toutes les décences d'un fort grand seigneur. Il est inconcevable comment un homme qui, après tant de tempêtes, goûte un tel port, se rejette de nouveau à la merci des vagues, et trouve des gens de bien qui, consultés par lui de bonne foi, lui conseillent de s'y rembarquer; et mille fois plus inconcevable encore comment il s'est pu conserver dans son même genre de vie jusqu'à la mort, pendant plusieurs années, et chez les Turcs, et parmi un faste et des dissipations qu'il ne put éviter. Il sut avant son départ la défaite des Turcs dont on parlera tout à l'heure, et ne laissa de poursuivre sa pointe. Arrivé à Constantinople et à Andrinople, il y fut reçu et traité avec une grande distinction, mais sans avoir pu y être d'aucun usage, à cause du changement des conjonctures. Il y demeura peu, et s'en alla habiter un beau château sur la mer Noire, à quinze ou vingt lieues de Constantinople, magnifiquement meublé pour lui par le Grand Seigneur, où la chasse et la prière partagèrent presque tout son temps au milieu d'une nombreuse suite. Les convenances entre l'empereur et la Porte le tirèrent après quelques années d'un voisinage qui inquiétait la cour de Vienne. Il fut envoyé dans une des plus agréables îles de l'Archipel, où il vécut comme il faisait sur les bords de la mer Noire, avec la même splendeur, avec la même piété, et y est mort au bout de quelques années, laissant deux fils fort au-dessous du rien. Il écrivait rarement au comte de Toulouse, aux maréchaux de Villeroy et de Tessé, à Mme de Dangeau, et à quelques autres amis d'ici, en homme qui aurait mieux aimé y être demeuré, mais toutefois content de son sort, et tout abandonné à la Providence.

On apprit que le prince Eugène, ayant formé le siège de Belgrade, s'y était trouvé assiégé lui-même par une puissante armée de Turcs, commandée par le grand vizir, qui le serait de si près entre elle et la place, qu'ils étaient à vue, et quelle ôtait à celle de l'empereur tous moyens de mouvements et de subsistance, et qui en deux jours se retrancha parfaitement et très régulièrement. Dans cette extrémité subite, le prince Eugène ne vit de ressource que dans le hasard d'une bataille. Il profita de la sécurité des Turcs, qui n'imaginèrent jamais qu'avec Belgrade derrière lui, et nulle retraite, il osât les attaquer dans leurs retranchements. Un grand et long brouillard couvrit ses promptes dispositions. Il commença son attaque un peu avant qu'il fût dissipé, au moment que les Turcs s'y attendaient le moins, et il eut le bonheur de remporter une victoire complète le 16 août, en quatre heures de temps. M. le comte de Charolais et le prince de Dombes s'y distinguèrent. Estrades eut une jambe emportée auprès de lui, dont il mourut peu après; et Villette, qui s'était battu à Paris avec Jonsac, y fut tué. Les Turcs y perdirent infiniment de monde, tous leurs canons et tous leurs bagages. Ils se retirèrent avec assez de confusion. Belgrade capitula aussitôt. Le prince Eugène perdit aussi considérablement, et plusieurs officiers distingués.

Il profita le reste de la campagne d'une victoire qui l'en laissa maître, et dans laquelle il eut divers succès dont le plus grand pour l'empereur fut de reculer sa frontière aussi loin, et de faire avec les Turcs une paix prompte et avantageuse.

La mairie de Bordeaux de vingt mille livres de rente qu'avait d'Estrades après son père, et le maréchal son grand-père, fut donnée à son fils qui s'était trouvé à la bataille.

J'ai expliqué en son temps quelle était Mme de Mouchy, favorite confidente de Mme la duchesse de Berry, et quel était Rion, son favori d'une autre sorte. Elle voulut doubler en leur faveur les charges de dame d'atours et de premier écuyer, qu'avaient Mme de Pons et le chevalier d'Hautefort, qui en furent fort affligés. Il y avait longtemps que Mmes de Beauvau et de Clermont s'ennuyaient des préférences et des façons de Mme de Mouchy, et qu'elles ne restaient dans la maison que par amitié et par considération pour Mme de Saint-Simon. Mme de Mouchy n'y avait point de place; elles ne purent soutenir de la voir tout à coup dame d'atours, elles vinrent trouver Mme de Saint-Simon, et lui dire que cela était plus fort qu'elles. Elles allèrent parler à M. le duc d'Orléans, avec lequel elles ne se contraignirent pas sur Mme de Mouchy, et quittèrent leurs places avec grand éclat, dont Mme la duchesse de Berry fut vivement piquée. Il en vaqua en même temps une troisième par la mort de la jeune Mme d'Aydie, soeur de Rion. Mmes de Laval et de Brassac furent choisies pour ces places dont leur peu de bien avait besoin. C'était aussi des femmes de mérite et de nom qui, en laissant regretter les autres, pouvaient aussi les remplacer. La première était sueur du chevalier d'Hautefort, l'autre fille du maréchal de Tourville.

M. le duc d'Orléans donna trois mille livres de pension à un gentilhomme nommé Marsillac, dont les mains étaient fort estropiées de blessures. Il y aura lieu de parler de lui dans la suite, et de voir de plus en plus que ce prince n était pas toujours heureux à placer ses bienfaits. Il plaça mieux l'archevêché de Besançon qu'il donna à l'abbé de Mornay, qui faisait très dignement et capablement l'ambassade de Portugal depuis que le feu roi l'y avait envoyé. C'était le frère de MM. de Grammont-Franc-Comtois, et lieutenants généraux; il l'avait après son oncle, et qui était mort; et M. le duc d'Orléans après quelques longueurs avait obtenu pour le roi le même indult pour la Franche-Comté que le feu roi avait eu. Il donna à l'abbé de Tressan, évêque de Vannes, son premier aumônier, l'évêché de Nantes, vacant par la mort d'un Beauvau qui l'avait possédé fort longtemps, et je lui proposai l'abbé de Caumartin pour Vannes, à qui il le donna, et qui est mort depuis évêque de Blois. C'est le même dont j'ai parlé à propos de M. de Noyon et de sa réception à l'Académie française. Il accorda l'abbaye de Montmartre à Mme la duchesse d'Orléans pour Mme de Montpipeau de la maison de Rochechouart, et l'agrément de la charge de secrétaire du cabinet du président Duret, à Verneuil, qui a eu depuis la plume et une charge d'introducteur des ambassadeurs. Son père avait été lieutenant des gardes de Monsieur; son nom est Chassepoux, sieur de Croquefromage; celui de sa femme est Bigre. Je n'ai pu retenir le ridicule de ces noms.

Le prince de Dombes, et ce qui était allé en Hongrie de François en revinrent, excepté M. le comte de Charolais.

Le duc de Ventadour mourut retiré, depuis quelques années, aux Incurables, séparé de sa femme depuis un grand nombre d'années, ne laissant qu'une très riche héritière mariée au prince de Rohan, qui s'était chargé de tous ses biens et de ses dettes moyennant quarante mille livres de rente qu'il lui payait par quartier. C'était un homme fort laid et fort contrefait qui, avec beaucoup d'esprit et de valeur, avait toujours mené la vie la plus obscure et la plus débauchée. Par sa mort son duché-pairie fut éteint.

Moncault, soldat de fortune, et qui la devait au maréchal de Duras et à son esprit, mourut en même temps. Il était lieutenant général et gouverneur de la citadelle de Besançon. Il avait su s'enrichir et marier son fils à une fille d'Armenonville.

Dès l'hiver dernier on me pressa de présenter mes enfants au roi et au régent, et il est vrai qu'ils étaient en âge où cela ne pouvait plus se différer. Néanmoins j'y résistai, parce que je voulus leur apprendre ce qu'ils devaient à la mémoire de Louis VIII, qui nous doit être si précieuse et si sacrée, et que les prémices de leurs hommages lui fussent rendues. Je les menai donc à son anniversaire à Saint-Denis, où je ne manquais jamais à l'exemple de mon père, et ce devoir si principal pour nous rempli, je les présentai. Je trouvai en ce temps-ci deux régiments à vendre, tous deux de cavalerie, et gris. Le régent m'en accorda l'agrément, et je les achetai pour eux du duc de Saint-Aignan, ambassadeur en Espagne, et de Villepreux qui se retirait par vieillesse.

L'abbé Dubois partit dans le même temps pour retourner à Londres, et on apprit que le comte de Peterborough avait été arrêté voyageant en Italie par ordre du légat de Bologne. C'était un homme fort remuant, qui toute sa vie s'était mêlé de beaucoup d'affaires en Angleterre et de beaucoup d'autres au dehors, tant de guerre que de paix et de différentes intrigues, et à qui les plus grands et les plus fréquents voyages ne coûtaient rien. Il avait la Jarretière, tantôt bien, tantôt mal avec le gouvernement d'Angleterre, mais craint et ménagé.

Suite
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Général de brigade.
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Les lettres patentes qui établissaient la compagnie d'Occident ou du Mississipi sont de la fin d'août 1717; elles furent enregistrées au parlement de Paris le 6 septembre de la même année.