CHAPITRE IV.

1717

Mépris d'Albéroni pour la détention de Molinez. — Ses réflexions sur la situation de l'Europe. — Son dégoût de Beretti. — Conduite et pensée de cet ambassadeur. — Inquiétude et avis de Beretti. — Différents sentiments sur l'empereur en Angleterre. — Manège intérieur de cette cour. — Même diversité de sentiments sur l'union établie entre le régent et le roi d'Angleterre. — Empressement et offres des ministres d'Angleterre au régent pour l'unir avec l'empereur et y faire entrer l'Espagne. — Saint-Saphorin employé par le roi d'Angleterre à Vienne; quel. — Son avis sur les traités à faire. — Roi de Prusse suspect à Vienne et à Londres. — Son caractère et sa conduite. — Ministres hanovriens dévoués à l'empereur, qui veut tenir le roi d'Angleterre en dépendance. — Complaisance de ce dernier à lui payer un reste de subsides, qui excite du bruit en Angleterre et dans le nord. — Hauteur de l'empereur sur Peterborough. — Secret profond de l'entreprise sur la Sardaigne. — Conseils du duc de Parme au roi d'Espagne. — Colère du pape sur l'accommodement signé en Espagne. — Contretemps du Prétendant. — Adresse hardie d'Acquaviva. — Congrégation consultée favorable à Albéroni, contraire à Aldovrandi, qui excuse Albéroni sur la destination de la flotte espagnole. — L'entreprise de l'Espagne, au-dessus de ses forces sans alliés, donne lieu à beaucoup de divers raisonnements. — Albéroni se moque d'Aldovrandi et de Mocenigo. — L'entreprise généralement blâmée, colorée de l'enlèvement de Molinez. — Vanteries et fausseté impudente d'Albéroni. — Inquiétude pour la Sicile. — Le secret confié au seul duc de Parme. — Ses avis et ses conseils. — Albéroni fait cardinal dans le consistoire du 12 juillet. — Cris sur sa promotion. — Giudice s'y distingue. — Malaise du roi d'Angleterre dans sa cour et dans sa famille. — Comte d'Oxford absous en parlement. — Éclat entre le roi d'Angleterre et le prince de Galles. — Inquiétude sur l'entreprise d'Espagne moindre en Hollande qu'à Londres. — Applaudissements et avis de Beretti. — Son intérêt personnel. — Les Impériaux somment le roi d'Angleterre de secours avec peu de succès. — Caractère du comte de Peterborough. — Secret profond de la destination de l'entreprise de l'Espagne. — Double hardiesse d'Albéroni. — Plaintes et menaces de Gallas, qui font trembler le pape. — Frayeur de toute l'Italie. — Hauteur et sécurité d'Albéroni. — Aldovrandi veut persuader que l'entreprise se fait malgré Albéroni. — Mouvements partout contre cette entreprise, et opinions diverses.

L'accommodement des différends entre les cours de Rome et de Madrid avait été conclu entre Aldovrandi et Albéroni, et signé par eux. Il avait été porté au duc de Parme par un courrier dépêché de l'Escurial le 17 juin, et les deux plénipotentiaires attendaient avec impatience l'approbation du pape sur un ouvrage dont l'élévation de l'un et la fortune de l'autre dépendaient également. Dans cette attente Albéroni s'inquiétait peu de la prison de Molinez. Il l'accusait d'imprudence d'avoir passé par Milan, et il disait qu'il n'y aurait pas grand mal quand il n'arriverait jamais en Espagne. Quelque occupé qu'il fût de se voir enfin revêtu incessamment de la pourpre, il ne laissait pas que de tenir les yeux ouverts sur la situation de l'Europe. Il n'était point alarmé de la trouver pleine de semences de troubles; il mettait le point de sagesse à savoir en profiter quand ils arriveraient.

L'affaire des bâtards et celle de la constitution étaient sur la France la matière de ses réflexions. Son dessein, depuis longtemps, était de fortifier le roi d'Espagne pour les événements à venir par des alliances avec l'Angleterre et la Hollande. Il s'était ralenti sur la première, jugeant que les Anglais ayant un intérêt capital d'assurer leur commerce avec l'Espagne, ils feraient les premières avances, et qu'il serait dangereux de leur marquer trop d'empressement. Il se persuadait que la Hollande désirait sincèrement de faire une ligue avec l'Espagne, dont la seule crainte de l'empereur retardait l'accomplissement.

Beretti, son homme de confiance, lui était devenu insupportable. Il se repentait de l'avoir choisi pour l'ambassade de Hollande. Il manda au duc de Parme que depuis qu'il était dans cet emploi il s'était fait connaître pour un homme vain, ardent, d'une vivacité dangereuse, difficile à corriger, injuste en ses demandes, importun pour les obtenir. Il ne voulut pas même laisser Beretti dans l'ignorance de tout ce qu'il pensait de lui; car après lui avoir reproché souvent la prolixité de ses lettres et l'inutilité de ses raisonnements, il lui déclara franchement que le roi d'Espagne se passerait très bien d'entretenir à grands frais un ambassadeur en Hollande, et qu'il suffirait à son service d'avoir un bon espion à la Haye.

Mais plus il recevait de ces reproches, plus il vantait ses services d'avoir ouvert les yeux aux principaux de la république sur le danger des desseins et de la grandeur de l'empereur, dont il prétendait avoir fait échouer les négociations, et il était vrai qu'il avait obtenu là-dessus les assurances les plus positives des membres des États les plus accrédités. Il était en même temps persuadé que les Anglais étaient portés à favoriser l'alliance de l'empereur avec les Provinces-Unies. Il prétendait que Stanhope, qui avait été longtemps à la suite de l'empereur, conservait pour lui un attachement personnel, que Cadogan était dans les mêmes sentiments, et bien plus encore Bernsdorff et Bothmar, ministres hanovriens du roi d'Angleterre.

Beretti, peu rassuré par les protestations de Chateauneuf que la France ne concourrait jamais à l'alliance des États généraux avec l'empereur, s'alarmait d'avoir ouï dire que cet ambassadeur et l'abbé Dubois seraient chargés de traiter l'accommodement en Hollande entre l'empereur et l'Espagne. Il croyait cette négociation très prochaine sur ce que Widword, envoyé d'Angleterre à la Haye, lui avait dit que Sunderland lui mandait que Stairs avait communiqué un plan du traité au régent, que ce prince l'avait approuvé, et qu'il était prêt à contribuer efficacement au succès de ce projet. Ainsi Beretti pressait infiniment pour qu'on lui envoyât de Madrid des instructions de la manière dont il aurait à se conduire si cette négociation s'ouvrait à la Haye. Il craignait, ou en faisait le semblant, que le roi d'Espagne ne fût trahi de tous côtés, peut-être davantage que cette négociation ne sortît de ses mains pour passer en celles des ministres de France.

L'empereur avait donné ses pouvoirs au marquis de Prié et au baron d'Heems, pour terminer ce qui restait de différends avec les États généraux sur le traité de la Barrière, et pour traiter une alliance avec eux et avec l'Angleterre. Ces deux affaires paraissaient encore éloignées, surtout celle de l'alliance. Beretti en fit tant de plaintes et de bruit, que le Pensionnaire s'en plaignit à Widword. Son inquiétude était extrême de ne rien recevoir de Madrid. Enfin, pour forcer, Albéroni à s'expliquer, il lui manda qu'il était souvent pressé par Widword de lui rendre enfin réponse des intentions de l'Espagne sur la négociation de paix qu'il s'agissait d'entamer avec l'empereur, et s'étendait sur sa réponse en termes généraux et en de grands raisonnements qu'il avait faits à ce ministre, dont il se vantait d'avoir la confiance et de ceux de Londres aussi, même de quelques-uns qu'il ne connaissait pas, pour se faire croire le plus propre à conduire cette négociation, qu'il mourait de peur de se voir enlever. Il assura qu'il savait du même Widword que les Impériaux convenaient d'assurer aux enfants de la reine d'Espagne la succession de Toscane; qu'ils voulaient réserver le point de Mantoue à discuter lors du traité; qu'on n'en pouvait demander davantage sans prétendre tout mettre en préliminaires; que Widword lui avait dit que le roi d'Angleterre avait grande impatience de voir si les intentions de l'empereur étaient sincères ou artificieuses sur cette paix; que le régent n'en avait pas une moindre, et que, si l'empereur usait de mauvaise foi, la France, l'Angleterre et la Hollande prendraient ensemble les mesures nécessaires pour le contraindre par la force à concourir au repos de l'Europe, parce qu'il était de leurs intérêts de borner ses vastes desseins et sa trop grande puissance en Italie et en Allemagne.

Georges avait autant lieu de craindre cette puissance démesurée, soit comme prince de l'empire, soit comme roi d'Angleterre. Il ménageait avec soin les bonnes grâces de l'empereur, auquel ses ministres allemands étaient dévoués, et lui représentaient sans cesse le besoin qu'il avait du chef de l'empire pour conserver les États qu'il avait enlevés à la Suède, dont il n'avait d'autre titre que de les avoir achetés du Danemark après qu'il s'en était emparé. Les Anglais pensaient différemment. Ils auraient mieux aimé que leur roi fût moins puissant au dehors de leurs îles, et il n'y avait pas lieu de se flatter qu'ils voulussent l'aider à soutenir la querelle de Brème et de Verden aux dépens de leur commerce avec la Suède.

Pour tâcher de rompre cet obstacle, Georges, étant à Hanovre la dernière fois, s'était laissé persuader par ses ministres allemands de donner la place de secrétaire d'État au comte de Sunderland, à condition qu'il le servirait dans cette affaire. Mais ce comte, petit-fils de celui qui, en la même qualité, avait si cruellement abusé de la confiance de Jacques II, qu'il trahissait pour le prince d'Orange, ne fut pas plutôt de retour en Angleterre, qu'il soutint qu'il était de l'intérêt de la nation de presser la restitution de ces deux duchés, pour obtenir plus promptement par là le rétablissement du commerce avec la Suède.

Quoique la cessation des hostilités entre cette couronne et celle d'Angleterre fût également désirée des Anglais et des Hollandais, Georges continuait à se rendre difficile à renvoyer Gyllembourg en Suède, et à consentir à la délivrance du baron de Goertz de sa prison en Hollande, dont les vaisseaux, arrêtés en Suède, animaient les villes de commerce qui en souffraient considérablement, contre les délais de Georges et la lâche complaisance des chefs de la république pour lui.

Widword n'espérait plus d'empêcher l'élargissement de ce ministre suédois que par les offices du régent, dont le poids en Hollande et en Angleterre faisait faire de grandes réflexions aux ministres d'Espagne sur les mesures que le roi d'Angleterre et le régent prenaient ensemble et sur leur intérêt de s'unir pour les événements à venir. Les Anglais même en étaient peinés. Ils disaient librement que l'Angleterre n'avait jamais été si malheureuse que dans les temps où elle s'était trouvée unie avec la France. Les ministres d'Angleterre pensaient tout autrement. Ils paraissaient travailler de bonne foi à rendre l'alliance plus étroite, en y faisant entrer l'empereur. Ils pressaient le régent d'y concourir pour ses propres intérêts, et l'assuraient que la cour de Vienne était disposée à suivre le plan que Stanhope y avait donné pour assurer la tranquillité de l'Europe. Ils souhaitaient que le roi d'Espagne y voulût entrer. S'ils le refusaient, ils assuraient le régent que l'empereur et le roi d'Angleterre prendraient avec Son Altesse Royale les mesures nécessaires pour lui garantir ses droits sur la couronne en cas d'ouverture de la succession. Ils offraient même d'insérer dans le traité la clause de laisser le roi d'Espagne jouir tranquillement des États qu'il possédait, et la faculté d'accéder à l'alliance après qu'elle aurait été conclue, croyant que ce monarque, la voyant faite, se désabuserait des espérances qu'il conservait apparemment sur la couronne de France.

Un nommé Saint-Saphorin, Suisse du canton de Berne, fort décrié depuis longtemps par plusieurs actions contre l'honneur et la probité, et par ses manèges encore et ses déclamations contre la France, était celui dont le roi d'Angleterre se servait à Vienne, et croyait se pouvoir confier à lui. Il s'applaudissait d'avoir su conduire les choses au point où elles en étaient. Il conseillait de ne pas songer au roi de Prusse, quoique la France le désirât, mais d'attendre que tout fût réglé et d'accord, parce qu'on aurait alors ce prince à bon marché. Il mandait que la seule proposition d'y faire intervenir le roi de Prusse alarmerait les Impériaux au point de renverser les bonnes dispositions où les offices du roi d'Angleterre avaient mis l'empereur pour le régent; que ses ministres avaient déjà dit que, s'ils s'apercevaient que le régent voulût comme les forcer par les alliances qu'il contracterait dans l'empire, ils rejetteraient toute proposition et prendraient tout autre parti plutôt que de subir la loi qu'on leur voudrait imposer, parce que enfin l'empereur ne s'était rendu aux instances du roi d'Angleterre que par considération pour lui, et non par la nécessité de ses affaires; qu'il était même persuadé que, demeurant libre de tout engagement et attendant tranquillement les occasions favorables de faire valoir ses prétentions, il trouverait des avantages plus grands qu'en se pressant de traiter; qu'il fallait donc suivre le sentiment de ces ministres de Vienne, achever premièrement l'alliance avec la France et convenir après, de concert, du choix des princes qu'il serait à propos d'y faire entrer. Alors l'empereur ne s'opposerait pas à mettre le roi de Prusse dans ce nombre, s'il se gouvernait bien, mais qu'il fallait compter que l'empereur romprait toute négociation, si l'Angleterre et la Hollande insistaient à comprendre quelque autre puissance dans l'alliance avant qu'elle fût signée. Les intentions du roi de Prusse étaient également suspectes à Vienne et à Londres, parce que son caractère était également connu dans les deux cours.

Ce prince, uniquement occupé de son intérêt, embrassait tous les moyens propres à y parvenir. Souvent il se trompait dans le choix; mais la route qu'il croyait la plus sûre était d'exciter les troubles dans l'Europe. Il se flattait d'être assez habile pour en profiter, et dans cette confiance, il entreprenait légèrement et se désistait encore plus légèrement lorsqu'il craignait le péril ou l'engagement qu'il avait pris. La crainte était ce qui agissait le plus sur lui. Il n'était pas difficile, surtout à l'empereur, d'user de ce moyen pour le contenir. Il tremblait à la moindre menace de Vienne, et la moindre apparence de faveur de cette cour aurait pu rompre les traités les plus solennels qu'il aurait faits. Ce prince, lié avec la France, ne cessait de protester à Vienne qu'il était dévoué à la maison d'Autriche. Absolument détourné, comme on l'a vu, par ses ministres de venir en France pendant que le czar y était, il avait fait dire à l'empereur que la crainte de lui déplaire avait rompu son voyage. Ainsi on conseillait au régent d'abandonner la pensée de faire entrer le roi de Prusse dans le traité comme un projet inutile, en ce que l'accession de ce prince ne fortifierait pas l'union qu'il s'agissait de former avec l'empereur, et dangereux en ce que les instances que Son Altesse Royale continuerait en faveur du roi de Prusse seraient à Vienne un sujet d'ombrage et de jalousie qu'il serait difficile de dissiper. C'est ce que disaient les ministres les plus confidents du roi d'Angleterre, les Allemands surtout, qui avaient beaucoup de complaisance pour l'empereur, lequel n'y répondait pas avec la même franchise.

Il était bien aise que le roi d'Angleterre, comme prince de l'empire, eût besoin de lui, pour conserver les États usurpés sur la Suède, et il le voulait tenir toujours dans sa dépendance. Saint-Saphorin crut même s'apercevoir que cette cour était fâchée que les offices du régent eussent contribué à la sortie des troupes moscovites du Mecklembourg, parce qu'elle aurait cru profiter de leur plus long séjour pour disposer encore plus aisément du roi d'Angleterre.

Ce prince avait demandé à l'empereur de faire sortir des Pays-Bas les partisans du Prétendant. L'empereur le lui avait promis. Cependant il restreignit ses ordres aux principaux chefs, et il en écrivit même si faiblement au marquis de Prié, que les ministres d'Angleterre ne lui en surent nul gré, et qu'ils crurent que plus la France abandonnait ce malheureux prince, plus l'empereur lui était favorable. Cela ne refroidit pas néanmoins les ménagements du roi d'Angleterre pour l'empereur. Ses ministres, surtout les Allemands, engagèrent la nation Anglaise à lui payer les restes des subsides dus de la guerre précédente. Le projet était de lui faire donner sous ce prétexte cent mille livres sterling. L'empereur prétendait que la dette se montait bien plus haut. Les Anglais qui n'étaient pas dans le ministère soutenaient au contraire que la nation n'en devait rien, et ils traitaient de fort étranges les demandes que faisait l'empereur d'être payé d'un reste de subsides d'une guerre dont il avait seul profité, et que l'Angleterre avait faite uniquement pour l'intérêt de la maison d'Autriche. Les rois de Danemark et de Prusse se plaignaient de la complaisance que les Anglais avaient pour l'empereur, pendant qu'ils ne recevaient aucun payement des subsides qu'ils devaient toucher pour la guerre du nord qu'ils soutenaient actuellement de concert avec le roi d'Angleterre.

Cette complaisance n'empêchait pas que la cour de Vienne ne se plaignît, à la moindre occasion, de tout ce qui pouvait lui déplaire de la part des Anglais. Elle prétendait que le comte de Peterborough avait donné des conseils inconsidérés aux princes d'Italie. L'empereur en fit porter ses plaintes à Londres, avec des menaces de le faire arrêter s'il traversait en Italie des pays occupés par ses troupes. Peterborough reçut une réprimande et avis d'éviter d'entrer dans les États de l'empereur. Ce prince informa ses ministres en France des propositions qu'il recevait de l'Angleterre pour conserver, disait-il, la paix universelle dans l'Europe, et former une amitié plus étroite avec le régent. Mais l'avis qu'il en donna, vers le mois de juillet, au comte de Koenigseck, son ambassadeur à Paris, n'était que général. Il lui apprenait seulement que la cour d'Angleterre attendait de nouveaux avis de Paris; qu'elle ne voulait rien proposer que sur un fondement solide; qu'elle avait cependant laissé entendre que, si là cour de Madrid était trop difficile, l'ouvrage s'achèverait avec le régent à l'exclusion de l'Espagne. L'empereur ordonnait de plus à Koenigseck des assurances agréables d'entretenir avec Stairs une intelligence étroite.

Koenigseck se persuadait assez que le régent n'avait nulle part à l'entreprise de Sardaigne, et qu'il verrait avec peine une occasion de renouveler la guerre. Cependant il ne pouvait croire qu'il n'en eût pas été informé avant l'exécution. Il était vrai pourtant que le régent n'en avait eu nulle connaissance. On ne croyait pas qu'aucun prince d'Italie, non pas même le duc de Parme, eût eu part au secret si bien gardé par Albéroni. Au moins l'ignorait-il au commencement de juillet, qu'il conseillait au roi d'Espagne de tenir parole au pape sur l'envoi et la destination de sa flotte. Il l'exhortait en même temps à donner quelques marques de ressentiment de la détention de Molinez, qui était une telle infraction au droit des gens, qu'elle ne pouvait être passée sous silence, mais d'y employer des paroles, non les armes; de s'adresser aux garants de la neutralité de l'Italie, et d'exciter les autres princes de l'Europe à prendre des mesures contre les desseins de l'empereur, qu'il montrait assez, d'usurper le souverain domaine de toute l'Italie.

Ce prince s'étendait à remontrer le danger de laisser l'Italie en proie à l'empereur, qui rendrait même le roi d'Espagne vacillant sur son trône. Il disait savoir de bonne part que le comte de Gallas avait des instructions et des pouvoirs fort étendus pour faire en sorte d'assurer à l'empereur, dont il était ambassadeur à Rome, la succession du grand-duc; qu'il devait faire de grandes offres aux parents du pape; qu'il avait pouvoir de leur promettre un État en souveraineté dans la Toscane; qu'il se flattait de conduire le pape jusqu'où il voudrait par le cardinal Albane, tout autrichien, et par plusieurs autres cardinaux; que l'empereur deviendrait ainsi aisément maître des États de Toscane, où, Livourne étant compris, il se trouverait encore en état d'avoir des forces maritimes et de se rendre maître de la Méditerranée comme il le serait de l'Italie. À quoi le duc de Parme ajoutait des raisonnements puissants et qui marquaient qu'il n'avait encore aucune connaissance de ce que l'Espagne méditait sur la Sardaigne et ensuite à l'égard de l'Italie.

Le courrier qui portait de l'Escurial à Rome l'accommodement entre les deux cours arriva au commencement de juillet. Au lieu d'y causer de la joie, il mit le pape dans une colère étrange, parce que l'Espagne n'avait pas voulu annuler par un décret ceux qui avaient été précédemment faits, et que le pape prétendait blesser l'honneur du saint-siège. Il s'emporta contre Aldovrandi; dit qu'il lui avait menti dans le fond et dans la forme; s'expliqua en termes très vifs à Santi, envoyé de Parme; maintint qu'Aldovrandi lui avait offert la satisfaction qui se trouvait refusée, dont il lui avait montré la minute concertée avec Albéroni et Aubenton, sur quoi lui-même avait dressé un nouveau projet de décret, dont Aldovrandi, qui le trahissait, avait emporté la minute; lequel, malgré ses ordres les plus positifs là-dessus, venait de conclure l'accommodement sans obtenir une pièce si importante, et qu'il devait regarder comme principale. Mais ceux qui connaissaient les mouvements impétueux de sa colère n'en prirent pas une grande alarme.

Le Prétendant, prêt à quitter Rome, vint prendre congé du pape. Il savait l'accommodement signé, il crut la conjoncture heureuse, et il pressa le pape de tenir sa parole sur Albéroni, puisque les différends étaient terminés. Le contretemps était complet. Le pape répondit froidement qu'il exécuterait ses promesses, mais que les affaires avaient été si mal digérées, qu'il n'était pas encore en état de le faire. Les deux Albane déclamèrent contre Aldovrandi, et parlèrent fortement contre lui à Acquaviva.

Ce cardinal, ayant appris qu'il y aurait consistoire le lundi suivant, voulut avoir auparavant une audience du pape, qui la lui donna. Le pape y parut content du roi et de la reine d'Espagne et d'Albéroni, mais outré contre Aldovrandi. Acquaviva le défendit. Il fit convenir le pape que l'écrit signé entre son nonce et Albéroni était le même qu'il avait donné à ce nonce. Les plaintes les plus vives tombèrent sur l'omission du décret. Plus le pape montra de colère, plus Acquaviva le pressa de déclarer Albéroni cardinal au consistoire du lendemain. Le pape, pressé, s'en tira par alléguer que le temps était trop court, et qu'il n'y aurait point de consistoire. C'était ce qu'Acquaviva voulait, parce que, n'espérant pas que la promotion d'Albéroni y fût faite, son but avait été d'éloigner le consistoire, et cependant le pape s'engageait à n'en point tenir sans contenter en même temps le roi d'Espagne.

Toutefois, il forma une congrégation de cardinaux pour avoir leur avis sur l'accommodement. Ils conclurent que le roi d'Espagne avait fait tout ce qui dépendait de lui pour satisfaire le pape, qui par conséquent ne pouvait se dispenser d'accomplir la parole qu'il lui avait donnée; mais, suivant la maxime des cours de flatter le maître aux dépens du ministre absent et indéfendu, ils blâmèrent unanimement Aldovrandi. Ses amis n'en furent pas fort émus, et moins encore de la colère du pape. Ils connaissaient la légèreté des promesses et des menaces de Sa Sainteté, et combien il les oubliait promptement et entièrement, et consolèrent le nonce sur ce principe qu'il connaissait comme eux.

Quoique persuadé de cette vérité, Aldovrandi était inquiet des résolutions que prendrait le pape quand il serait instruit que le roi d'Espagne avait refusé de passer ce décret qu'il désirait. Un autre sujet d'agitation était l'entreprise que l'escadre d'Espagne allait faire, dont le public ignorait encore l'objet, et dont il parlait fort diversement. Le nonce, à dessein de servir Albéroni, appuyait l'opinion de ceux qui la croyaient destinée pour Oran, et se fondait sur une lettre mystérieuse, mais consolante, qu'il avait reçue de lui sur l'objet de cette escadre. Ainsi trompé par ce ministre tout puissant, ou de concert avec lui, il donnait pour véritable tout ce qu'il paraissait lui confier. Il assura le pape, sur sa parole, que si elle était destinée contre la Sardaigne, ou si elle pouvait causer quelque préjudice au repos de l'Italie, l'entreprise était certainement formée contre le sentiment et l'avis d'Albéroni; qu'il s'y était particulièrement opposé à cause du grand préjudice qu'en recevrait le duc de Parme. Il ajoutait que, s'en étant voulu plus éclaircir, il s'était adressé à Daubenton qui lui avait répondu qu'il ne s'était jamais mêlé des vaisseaux du roi d'Espagne, qu'il avait seulement donné toute son attention à l'accommodement entre les deux cours.

Quoique cet armement eût coûté fort cher, qu'on y eût embarqué un nombre de troupes assez considérable, que dix galères l'eussent joint à Barcelone, ces préparatifs ne suffisaient pas pour exécuter les grands desseins qu'on attribuait à l'Espagne sans le secours d'autres princes et la connivence de plusieurs. Cette vérité multipliait les raisonnements des politiques. Les uns croyaient l'entreprise concertée avec la Hollande, même avec l'Angleterre, fondés sur l'intimité qui se remarquait entre Albéroni et les ministres que ces puissances tenaient à Madrid. Avec cette supposition de leur jalousie des desseins de l'empereur, ils jugeaient que l'Espagne, ou gagnerait un royaume, ou, ne réussissant pas, se retrouverait au même état qu'auparavant. Le ressentiment de l'empereur inutile contre elle ne pouvant retomber que sur l'Italie, peu de gens pensaient que la France y prît part; on la jugeait plus occupée de ses affaires domestiques qu'à se mêler d'affaires qui lui étaient étrangères, et qui étaient capables de l'entraîner dans une nouvelle guerre. Enfin, la plupart jugeaient que le projet était communiqué au roi de Sicile, qui agirait de concert avec d'autres princes d'Italie dans la même ligue.

L'ambassadeur de ce prince à Madrid en pensait bien différemment; il était persuadé que l'entreprise regardait plus la Sicile que la Sardaigne, et se fondait sur l'impénétrable secret qui en couvrait les desseins, Patiño et don Miguel Durand, secrétaire d'État pour la guerre, étant les deux seuls dont Albéroni se fût servi. Lorsque l'affaire éclata Aldovrandi et Mocenigo, destiné ambassadeur de Venise, allèrent trouver Albéroni au Prado à qui ils représentèrent fortement les malheurs qu'il allait attirer sur l'Italie s'il donnait à l'empereur un sujet légitime de rompre la neutralité. Albéroni leur répondit seulement qu'il était étonné de voir deux hommes aussi consommés ajouter foi aux chansons de Madrid, et les assura que l'escadre était destinée et serait employée au service du pape et de la république. Tous deux se contentèrent de cette réponse.

Enfin, la nouvelle de l'entreprise devenue publique, à n'en pouvoir plus douter, elle fut universellement blâmée et ses suites prédites comme funestes à l'Europe. Le secrétaire d'Angleterre s'éleva tellement contre, à Madrid, qu'il effaça tout soupçon de concert avec l'Angleterre. Riperda en fit autant d'abord, mais il changea depuis. Les ministres étrangers disaient tout haut qu'Albéroni ne se souciait pas d'allumer une nouvelle guerre pourvu qu'il rendît son nom glorieux.

Ce premier ministre aurait bien désiré que sa promotion eût précédé la publicité de son entreprise; mais voyant qu'elle ne pouvait plus se différer, il tâcha d'y préparer et de gagner des suffrages en se plaignant hautement de l'arrêt de la personne de Molinez. On peut se souvenir de l'indifférence qu'il avait eue là-dessus, du mépris qu'il avait témoigné du grand inquisiteur, qu'il n'appelait que solemnissima bestia. Mais il lui convenait alors de se récrier sur cette violence, comme de la continuation des outrages que les Impériaux n'avaient cessé de faire au roi d'Espagne, dont il serait enfin contraint de se venger malgré sa répugnance, par rapport au repos de l'Europe. Il paraphrasait ce texte, et y ajoutait qu'il en souffrirait en son particulier, parce qu'il prévoyait que les mesures prises pour son chapeau en seraient rompues, sur quoi il s'expliquait en style d'ancien Romain. Il se complaisait d'avoir rétabli la marine d'Espagne en si bon état, n'en ayant trouvé aucune, surtout des magasins de Cadix, qu'il publiait être plus remplis que ne l'étaient ceux de Brest, Toulon et Marseille. À quoi il ajoutait toutes sortes d'utiles vanteries.

Aldovrandi le servait à Rome en tâchant d'y persuader que l'entreprise regardait Oran. Il trouvait les préparatifs trop grands pour la Sardaigne, insuffisants pour Naples et la Sicile. Il en concluait pour Alger, et se rabattre après sur Oran; et n'osant plus amuser le pape que cette escadre irait au Levant, il le flattait au moins qu'elle allait tomber sur les Barbaresques.

Del Maro, de plus en plus persuadé par la profondeur du secret que cet orage regardait la Sicile, cherchait des voies détournées pour en avertir son maître, persuadé que toutes ses lettres étaient interceptées, et que sa maison était environnée d'espions. Il fit passer un courrier à Turin, qui lui revint à Madrid malgré toutes les précautions dont la nature, qui allait à la violence, confirma tous ses soupçons.

Le duc de Parme méritait d'être distingué des autres princes, parce qu'il était à la reine d'Espagne et par ce qu'Albéroni lui devait, qui était encore son ministre à Madrid. Il sut donc enfin sous le dernier secret la véritable destination de l'escadre d'Espagne. Il donna tous les avis qu'il put pour en faciliter les desseins. Il avertit que les préparatifs de Barcelone avaient jeté les ministres impériaux à Naples dans la consternation; qu'ils connaissaient parfaitement leur faiblesse si le royaume était attaqué, et le voeu général des grands et des peuples d'être délivrés du joug des Allemands; qu'un des ces ministres avait avoué que l'enlèvement de Molinez était insoutenable, que c'était une infraction manifeste de la neutralité d'Italie, et qu'elle aurait de fâcheuses suites. Le vice-roi, qui ne voulait pas montrer leur agitation commune, avait donné des ordres secrets de fortifier plusieurs places, et redoubla de soins pour la sûreté du royaume. La justice y était abolie, le négoce cessé, l'administration et les gouvernements en vente au plus offrant. Le désespoir y était, et les voeux peu retenus de voir paraître l'escadre espagnole, et le roi d'Espagne était fortement exhorté de profiter de cette conjoncture pendant la campagne de Hongrie. Le duc de Parme appuyait de toutes ses forces l'avis de la conquête de Naples, par la crainte qu'il avait de la puissance et des desseins de l'empereur. Il prétendait qu'elle était facile, et n'avoir qu'à s'y présenter pour opérer une révolution subite; qu'une fois faite, elle se conserverait aisément parce que les princes d'Italie, gémissants et tremblants sous l'autorité de l'empereur, concourraient tous à la défense quand ils se verraient soutenus, surtout le roi de Sicile, certain de la haine que l'empereur lui avait jurée, et les Vénitiens enveloppés de tous côtés par les États de l'empereur; que le pape serait le premier à s'engager, auquel il exhortait le roi d'Espagne de donner promptement la satisfaction à laquelle il se bornait. Ce n'était plus ce décret refusé par l'Espagne, mais une simple lettre secrète du roi d'Espagne à lui, par laquelle il désavouerait, non pas le livre que le duc d'Uzeda avait fait imprimer il y avait quelques années, mais la partie seulement de ce livre qui contenait des choses injurieuses à sa personne; et comme le duc de Parme cherchait à plaire au pape et à lui faire voir son crédit à Madrid, il demandait que cette lettre lui fût adressée pour la faire passer entre les mains de Sa Sainteté.

Enfin le pape, ne pouvant plus résister aux menaces du roi d'Espagne et à la frayeur de la vengeance d'Albéroni, le fit cardinal le 12 juillet. Cette promotion ne fut approuvée de personne lorsqu'elle fut déclarée au consistoire. Aucun cardinal ne loua le nouveau confrère. Quelques-uns la désapprouvèrent ouvertement, entre autres Dadda, Barberin, Borromée, Marini. Giudice y dit qu'il ne pouvait y consentir en sûreté de conscience, et le cardinal de Schrottembach, ministre de l'empereur, ne se trouva pas au consistoire. Toutes ces choses furent interprétées diversement. Ce qui est vrai, c'est que Giudice avait dressé une partie d'opposition qui dans la crise lui manqua tout net, et qu'Acquaviva, qui ne l'aimait pas et qui voulait plaire en Espagne, n'y laissa pas ignorer.

Le roi d'Angleterre était fort mal à son aise au milieu de sa cour. Parmi tous ses ménagements pour l'empereur, on prétendait qu'il avait personnellement plus d'éloignement que d'amitié pour lui; qu'il était entraîné par ses ministres allemands, dévoués à la cour de Vienne pour en obtenir des grâces pour eux et pour leurs familles, et en opposition fréquente avec les ministres anglais, qui ne se contraignaient à leur égard sur l'aversion et le mépris que lorsque quelque intérêt particulier les engageait à vouloir plaire au roi leur maître. Ce prince venait d'avoir le dégoût, malgré ses efforts, de voir sortir avec honneur et justice le comte d'Oxford de l'accusation capitale intentée contre lui, et la division s'accroître entre les gens qui lui étaient les plus attachés. Elle augmentait sans cesse entre lui et le prince de Galles, et s'il ne le pouvait ramener à lui par la douceur, il avait résolu d'user de rigueur et d'éloigner de lui ceux qui, dans le parlement, avaient voté contre le général Cadogan. C'était là un autre point de discorde qui intéressait la nation, laquelle, aussi bien que le prince, prétendait que la prérogative royale ne s'étendait pas jusque-là.

La haine entre le père et le fils éclatait jusque dans les moindres choses. Elle devint tout à fait publique à l'occasion d'une revue d'un régiment qui portait le nom du prince, dont le roi ne voulut pas s'approcher que le prince, qui était à la tête en habit uniforme, ne se fût retiré. Il obéit et dit en s'en allant que ce coquin de Cadogan en était cause.

Parmi ces inquiétudes Georges en avait beaucoup de l'entreprise de l'escadre d'Espagne, dont il n'avait aucune connaissance, et dont il en cherchait vainement par Monteléon, qui en était lui-même en parfaite ignorance. On y était aussi très attentif en Hollande, mais avec moins d'intérêt qu'en Angleterre, parce que la république n'en avait rien à craindre et n'était obligée par aucun traité de secourir l'empereur, et qu'il ne lui était pas inutile qu'il survint des embarras à ce prince qui le rendissent plus traitable et plus facile à terminer ce qui restait de différends à régler sur la Barrière. On s'y apercevait même déjà d'un grand et prompt changement de ton là-dessus du baron de d'Heems, envoyé de l'empereur à la Haye.

Beretti s'applaudissait de cette douceur nouvelle. Il l'attribuait aux soins qu'il avait pris d'ouvrir les yeux aux Hollandais sur le danger des desseins et de la puissance de l'empereur, et de seconder, au contraire, ceux du roi d'Espagne. Il assurait ce prince que la moitié de l'Angleterre lui désirait un bon succès, moins à la vérité par affection que pour le plaisir de voir l'embarras du gouvernement d'Angleterre sur le parti qu'il aurait à prendre, et Beretti se persuadait toute bonne volonté de la part des États généraux; il les croyait même peu contents de remarquer tant d'attachement du roi d'Angleterre pour l'empereur, et il comptait que les plaintes qu'il s'attendait de recevoir de leur part sur l'entreprise de l'Espagne ne seraient qu'accordées à la bienséance et aux clameurs des Impériaux. Cet ambassadeur d'Espagne n'oubliait rien pour donner à sa cour de la confiance aux dispositions des Hollandais pour elle, et tout ce qu'il pouvait de défiance de celles de la cour d'Angleterre pour détourner la négociation d'être portée à Londres, où il craignait qu'elle tombât entre les mains de Monteléon, et pour la faire ouvrir au contraire à la Haye, dans l'espérance qu'elle n'y sortirait pas des siennes. Il conseillait aussi de faire quelque réponse aux propositions que l'Angleterre lui avait faites, pour éviter le reproche de ne vouloir point de paix avec l'empereur, dont il était persuadé que les prétentions paraîtraient si déraisonnables, qu'il serait très facile de faire tomber sur lui ce même reproche.

Le silence de Madrid était mal interprété à Paris, à la Haye, à Londres. L'envoyé d'Angleterre à la Haye s'en plaignit à Beretti et Duywenworde aussi. Il pressait donc Albéroni de lui prescrire quelque réponse à Stanhope, non plus en espérance de négocier, mais pour faire cesser le démérite du refus de s'expliquer. Il ne comptait nullement sur le succès de la négociation; il représentait, au contraire, que l'objet principal de tout l'ouvrage était de travailler pour les intérêts du régent, de l'Angleterre et de l'empereur, sous le nom du roi d'Espagne et sous prétexte d'agir en sa faveur. Il était aussi très embarrassé des questions sur la véritable destination de l'escadre espagnole, dont il ne savait rien.

Monteléon n'était pas à Londres dans une moindre presse, ni dans une moindre ignorance là-dessus. Il apprit par les ministres d'Angleterre que le régent avait dit à Stairs et à Koenigseck que l'entreprise regardait Naples, et que, la France étant garante de la neutralité d'Italie, Son Altesse Royale avait dépêché à Madrid, pour savoir les intentions de Sa Majesté Catholique. Wolckra, envoyé de l'empereur à Londres, et Hoffmann, qui y était depuis longtemps de sa part en qualité de résident, demandèrent tous deux l'assistance du roi d'Angleterre comme garant de la neutralité d'Italie, et comme engagé par le dernier traité à secourir l'empereur, s'il était attaqué dans ses États ; mais les ministres d'Angleterre suspendirent la réponse.

Peterborough se disposait alors à passer en Italie. Quelques-uns crurent que ce voyage cachait quelque mystère ; mais ni le roi d'Angleterre ni pas un de ses ministres ne se fiaient en lui ; pas un des partis n'avait pour lui ni estime ni confiance. Bien des gens crurent que son but était de se faire considérer par les cours de l'empereur et de France, en les informant de ce qu'il pourrait pénétrer réciproquement de chacune. On lui rendait justice sur l'esprit et le courage, dont il avait beaucoup, même trop, et que toutes ses idées allaient à le mettre dans l'embarras, lui et ceux qu'il pouvait engager dans ses vues.

Cependant on ignorait également à Paris, à Londres et à Vienne, le véritable dessein du roi d'Espagne. Patiño était seul dans le secret du cardinal Albéroni ; et le marquis de Lede, chef des troupes embarquées, ne devait ouvrir ses ordres qu'en mer. Ainsi les raisonnements étaient infinis sur le but de cette expédition. Outre les propos généraux que tenait Albéroni, e fort obscurs, il fit dire précisément au Pensionnaire qu'il fallait que la Hollande choisît ou d'unir ses forces à celles de l'empereur contre l'Espagne, ou au roi d'Espagne pour donner l'équilibre à l'Europe, en commençant par l'Italie. Il avouait à ses amis que, si sa promotion au cardinalat n'avait pas été déclarée le jour même qu'elle la fut, il aurait lieu de la regarder comme fort éloignée ; mais qu'ayant obtenu ce qu'il désirait, les considérations particulières ne l'empêcheraient plus d'agir pour la gloire et les intérêt du roi son maître (vérité digne de servir de leçon aux rois). Acquaviva et d'autres encore l'exhortaient à profiter de la conjoncture pour venger l'Espagne du mépris et de la mauvaise foi de la maison d'Autriche, et de l'enlèvement de Molinez.

Gallas, ambassadeur de l'empereur à Rome, ne tarda pas à se plaindre fortement au pape que le roi d'Espagne employait l'indult qu'il lui avait accordé sur le clergé, non contre les Turcs, mais pour faire la guerre à l'empereur; et s'étendit sur des projets qui attentaient à la neutralité de l'Italie. Le pape répondit qu'il n'avait point encore à se plaindre du roi d'Espagne, qui lui avait promis un secours maritime contre les Turcs; qu'il n'était pas en droit de trouver mauvais qu'après avoir exécuté sa promesse, l'escadre s'employât à quelque chose d'utile à son service; et qu'à l'égard de la neutralité d'Italie, il n'en pouvait rien dire, parce que jamais on ne lui avait fait part du traité pour l'établir; qu'il était vrai que le roi d'Espagne lui avait offert de ne point inquiéter l'empereur pendant la guerre de Hongrie, mais avec une condition réciproque, que l'empereur avait refusée. Gallas, court de raisons, mais qui connaissait le terrain, répondit par des menaces que l'empereur ferait incessamment une trêve avec les Turcs, et qu'il enverrait quarante mille hommes en Italie, dont l'État ecclésiastique et celui de Parme entendraient parler les premiers.

Il n'en fallait pas tant pour effrayer le pape. Aussitôt après l'audience, il manda l'envoyé de Parme, et le conjura de dépêcher à l'instant un courrier à Madrid, d'y représenter vivement le péril imminent où le duc de Parme se trouvait exposé, et de n'y rien oublier pour détourner toute entreprise capable de troubler le repos de l'Italie.

Outre ces menaces, les projets de la cour de Vienne inquiétaient cruellement les princes d'Italie, et faisaient trembler les Vénitiens, environnés en terre ferme par les États et les troupes de l'empereur, qui voulait encore se rendre maître de leurs mers par de nouveaux ports dans le golfe Adriatique, et les assujettir par les forces maritimes qu'il se proposait d'y établir. On disait de plus qu'il prétendait mettre dans Livourne une garnison allemande, et qu'il avait fait demander des subsides au grand-duc en des termes de la dernière hauteur. D'autre part, les ministres du roi d'Espagne l'avertissaient que l'empereur persistait toujours dans la maladie de retourner en Espagne, par conséquent de la nécessité de le prévenir.

Au contraire, Rome redoublait ses instances pour détourner le roi d'Espagne de toute entreprise sur l'Italie, et ri oubliait aucune raison d'honneur, d'intérêt ni de conscience. Mais le pape parlait à un sourd qui, ne craignant plus rien de sa part depuis qu'il en avait reçu le chapeau, s'inquiétait peu de ses exhortations et de ses menaces.

Stairs s'était déchaîné à Paris contre Albéroni à l'occasion de l'entreprise, quoique encore ignorée pour le lieu. Albéroni lui rendait la pareille, et disait que le roi d'Espagne demanderait justice au roi d'Angleterre de cet homme vendu à l'empereur. Albéroni ne voulait plus écouter les sollicitations de l'Angleterre d'envoyer un ministre à Londres travailler à la paix avec l'empereur, par la médiation de la France et de l'Angleterre. Il trouvait que cette démarche ne se pouvait faire avec honneur, que l'affaire était sans lueur ni apparence de succès, vision ou piège de la cour de Vienne. Il disait que l'offre d'assurer la succession de Parme aux enfants de la reine, tandis que le duc de Parme et son frère n'étaient ni vieux, ni hors d'espérance d'avoir des enfants, troublerait plutôt l'Italie qu'elle n'apporterait d'avantage à ces princes collatéraux. On était à la fin d'août sans être plus éclairci; mais on ne doutait plus qu'il ne s'agît de la Sardaigne.

Aldovrandi, pour faire sa cour au cardinal Albéroni, publiait que l'entreprise se faisait contre son avis, qu'il s'y était opposé en vain, qu'il avait eu la sage précaution d'en conserver les preuves; que, voyant enfin qu'il ne la pouvait empêcher, il avait au moins détourné le plus grand mal, et fait résoudre la Sardaigne pour préserver l'Italie. Il fallait nommer l'auteur d'un conseil dont Albéroni voulait se défendre. Sur sa parole Aldovrandi répandit que c'était le conseil d'État dont l'emportement avait été extrême. Sur la même foi, que ce nonce prétendait très sincère, il donnait les Hollandais pour favoriser sous main l'entreprise, pour occuper l'empereur loin des Pays-Bas.

L'Angleterre ne laissait pas seulement soupçonner ses intentions. Ses embarras domestiques faisaient juger que son intérêt la portait à voir avec beaucoup de peine l'Europe prête à s'embraser de nouveau.

Pour la France, elle s'était expliquée. Le duc de Saint-Aignan avait représenté que le roi, garant de la neutralité d'Italie, ne pouvait approuver une entreprise qui y contrevenait. Il avait excité le nonce de solliciter le pape d'employer les offices de père commun; enfin il avait essayé de toucher par la fâcheuse situation du duc de Parme, à qui l'empereur demandait hautement de fortes contributions. Ce prince manquait d'argent. Il avait inutilement recours à l'Espagne, qu'il exhortait toujours, et avec aussi peu de succès, de donner au pape la dernière satisfaction qu'il désirait, sur le livre du duc d'Uzeda dont on a parlé. Del Maro ne cessait d'avertir son maître que l'entreprise regardait la Sicile; et les ministres d'Angleterre, de Hollande et de Venise à Madrid, s'épuisaient en inquiétudes et en raisonnements.

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