CHAPITRE XIX.

1718

Menaces d'Albéroni sur le refus de ses bulles de Séville. — Il s'emporte contre le cardinal Albane. — Manèges d'Aldovrandi pour le servir et soi-même. — L'empereur s'oppose aux bulles de Séville; accuse Albéroni de traiter avec les Turcs. — Acquaviva embarrasse le pape par une forte demande et très plausible. — Prétendues preuves de l'accusation contre Albéroni. — Secret et scélérat motif d'Albéroni pour la guerre. — Conduite de Cellamare en conséquence. — L'empereur consent à tous les points du traité de Londres. — Cellamare déclare que l'Espagne n'acceptera point le traité. — Le régent dépêche à Londres. — Manèges, inquiétudes, fougues, menaces d'Albéroni. — Ses déclamations. — Son emportement contre le traité de la paix d'Utrecht. — Fureur d'Albéroni sur les propositions de Nancré, surtout contre la cession de la Sicile à l'empereur. — Il proteste que le roi d'Espagne n'acceptera jamais le traité, quoi qu'il en puisse arriver. — Ses vanteries; ses imprécations. — Ne laisse pas de traiter Nancré avec beaucoup de distinction et d'apparente confiance. — Fureur, menaces et manèges d'Albéroni sur le refus de ses bulles de Séville. — Albéroni dépité sur l'achat des vaisseaux en Hollande, ou Beretti se trompe de plus en plus, déclare qu'il n'en a plus que faire; menace. — Manège sur l'escadre anglaise. — Sage conduite de Monteléon. — Négociation secrète du roi de Sicile à Vienne. — Propos de l'abbé Dubois à Monteléon. — Doubles manèges des Anglais sur la paix, avec l'Espagne et avec l'empereur. — Sentiment de Monteléon. — Dangereux manèges du roi de Sicile. — Le roi d'Angleterre s'oppose ouvertement à son désir d'obtenir une archiduchesse pour le prince de Piémont.

Pendant qu'Albéroni se disposait à faire la guerre aux puissances temporelles de l'Europe, il ne ménageait pas beaucoup la spirituelle du pape, et déclarait hautement que Leurs Majestés Catholiques avaient autant de ressentiment qu'ils avaient de mépris de la conduite misérable que la cour de Rome avait à leur égard dans la vue de ménager les Allemands. Albéroni, sous prétexte d'excuser le pape, disait que le peu d'attention de Sa Sainteté pour Leurs Majestés Catholiques, et la complaisance qu'elle avait pour leurs ennemis, procédaient des impertinences du cardinal Albane; qu'il apprenait même, par les lettres de Vienne, que c'était par les conseils de ce cardinal que le comte de Gallas avait en dernier lieu bravé Sa Sainteté. Il ajouta que le roi d'Espagne avait dessein d'envoyer enfin à Rome quelque esprit turbulent, quelque homme de caractère à parler fortement, soit qu'il fallût dire au cardinal Albane quatre mots à l'oreille, soit, qu'il convînt de découvrir au pape le manège que son neveu, conduit par un intérêt vil et sordide, pratiquait avec les Allemands, manège indigne qui déconcertait absolument les serviteurs de Sa Sainteté par les fausses démarches qu'on lui faisait faire, en sorte qu'Albéroni, se mettant à la tête de ceux qui soutenaient avec plus de zèle les intérêts du saint-siège, se plaignait de se voir hors d'état de rien faire d'utile auprès du roi d'Espagne. Le nonce Aldovrandi, toujours attentif à ménager le premier ministre, dont la protection lui paraissait absolument nécessaire pour l'avancement de sa fortune, ne cessait d'exalter ses bonnes intentions, et de conseiller au pape de profiter d'une conjoncture où les dispositions du roi d'Espagne pour l'Église étaient excellentes aussi bien que celles d'Albéroni. Le nonce représenta qu'on irritait l'un et l'autre en refusant si longtemps les bulles de Séville; qu'il était cependant essentiel pour la religion d'entretenir le roi d'Espagne dans les sentiments qu'il avait eus jusqu'alors, et de ne le pas irriter quand il y avait lieu de craindre des divisions déplorables en Espagne; que plusieurs évêques de ce royaume étaient attachés à la doctrine de saint Thomas; que plusieurs de l'université d'Alcala suivaient la même doctrine; qu'ils commençaient à trouver dans la constitution plusieurs articles contraires aux leçons de cette école; que déjà quelques évêques s'excusaient de parler et d'écrire au sujet de la constitution, sous prétexte de leur crainte de se commettre avec le tribunal du saint-office, à qui seul la publication des décrets apostoliques était réservée. Ce nonce, loin d'imiter celui de France, concluait que, si Rome voulait conserver l'Espagne, il fallait ménager non seulement le roi d'Espagne et son ministre, mais de plus qu'il était nécessaire de s'accommoder à la manière de penser des évêques. Ceux dont les intentions étaient les meilleures souhaitaient d'être invités pour avoir lieu de parler, ou de la part du pape, ou du moins de celle de son nonce. Il croyait qu'il ne pouvait leur refuser cette satisfaction, et que, de plus, il serait nécessaire de leur insinuer d'éviter de poser l'infaillibilité du pape pour principe de leurs arguments. Mais parmi ces souplesses pour obtenir ces bulles si désirées, l'empereur vint à la traverse et s'y opposa ouvertement. Il fit dire au pape, par Gallas son ambassadeur, qu'on avait découvert à Vienne, par des lettres interceptées en Transylvanie, qu'Albéroni avait entamé un traité avec Ragotzi par le prince de Cellamare, et qu'il s'agissait de former une ligue entre le roi d'Espagne et la Porte. Gallas déclara qu'il en avait les preuves, et qu'il en instruirait les cardinaux lorsque le pape voudrait proposer Albéroni pour l'archevêché de Séville. La moindre instance faite au pape, de la part de l'empereur, était menace. Il tremblait à la voix des Allemands, le coeur lui manquait. Le point principal de sa politique était de gagner du temps. Acquaviva, connaissant parfaitement son caractère, crut à propos de profiter des apprêts de l'Espagne pour l'Italie, et de parler ferme dans un temps où tout se préparait dans les ports d'Espagne pour faire passer des vaisseaux dans la Méditerranée. Il dit donc, après avoir insisté fortement sur les bulles de Séville, que Sa Majesté Catholique ne doutait pas que Sa Sainteté ne voulût bien accorder aux vaisseaux espagnols les ports d'Ancône et de Civitta-Vecchia, et regarder en cette occasion ce prince comme du même pays. Il ajouta que la proposition était d'autant plus juste que, lorsque les Allemands marchèrent à la conquête du royaume de Naples, Sa Sainteté leur accorda bon passage par toutes les terres de l'Église; qu'elle devait regarder la démarche du roi d'Espagne plutôt comme un avertissement de bienséance que comme une demande, parce qu'il n'était pas à croire que le pape voulût forcer Sa Majesté Catholique à recourir aux armes pour obtenir ce qui lui était dû avec autant de justice. Acquaviva n'eut pas réponse sur-le-champ. Quelques jours après, ayant envoyé l'auditeur de rote, Herrera, la demander à Paulucci, ce cardinal lui dit que le pape n'était pas encore déterminé sur cet article. L'auditeur insistant, Paulucci répliqua que Sa Sainteté n'accordait ni ne refusait encore, qu'elle répondrait dans le cours de la semaine, qu'il paraissait cependant que la chose pouvait recevoir encore quelque difficulté.

Les preuves que Gallas prétendait avoir de la négociation entamée par le cardinal Albéroni avec la Porte ottomane consistaient en deux lettres, qu'on disait que l'ambassadeur turc, aux conférences de la paix, avait remises à Belgrade à l'ambassadeur d'Angleterre. Les Impériaux soutenaient que, pendant qu'Albéroni traitait directement à la Porte pour y exciter à la continuation de la guerre, l'ambassadeur d'Espagne en France avait traité secrètement à Paris pour la même fin avec le prince Ragotzi. Ils soupçonnaient même le régent au sujet de cette négociation secrète, et croyaient que, si Son Altesse Royale ne l'avait pas approuvée, au moins elle ne l'ignorait pas. Cellamare démentit hautement les bruits répandus sur ce sujet par les ministres de l'empereur, faisant toutefois connaître que, quand même le fait dont ils l'accusaient serait vrai, il n'aurait point à s'en justifier.

La cour d'Espagne espérait encore au commencement d'avril que la paix avec les Turcs était encore éloignée. D'autres motifs confirmaient encore cette cour a rejeter les propositions du traité qui se négociait à Londres. Comme la paix ne convenait pas aux vues d'Albéroni, et qu'il croyait que le trouble général de l'Europe était nécessaire pour appuyer ceux qu'il voulait exciter en France, rien n'ébranlait ses résolutions. Il savait que l'empereur envoyait de nouvelles troupes en Italie. On disait que ce prince était sûr du roi de Sicile, qu'il ne dépendait que de la cour de Vienne de conclure, quand elle voudrait, aux conditions qu'il lui plairait d'imposer, le traité que deux Piémontais négociaient secrètement avec cette cour. Ces dispositions, le nombre d'ennemis qui s'unissaient contre l'Espagne, le peu d'espérance d'avoir des alliés utiles, l'apparence morale de succomber étant dénué de tout secours, enfin aucune de toutes les considérations les plus pressantes, ne pouvait faire changer l'opposition que Sa Majesté Catholique, entraînée par son ministre, témoignait pour le projet que la France et l'Angleterre lui proposaient. Cellamare, suivant les ordres du roi son maître, ne perdait aucune occasion de parler contre ce traité. Il disait qu'il ne comprenait pas que les ministres de France eussent pu seulement l'examiner. Il attaquait la disposition faite de la Sicile comme une clause qui détruisait absolument le fondement de la paix d'Utrecht. Stairs pour l'adoucir voulut lui faire sentir l'intérêt que les Napolitains, dont les biens étaient confisqués par l'empereur, trouveraient à la conclusion d'un traité où la restitution réciproque des confiscations serait stipulée comme un des principaux articles; mais Cellamare était trop délié pour témoigner inutilement, avant que la paix fût faite, la satisfaction qu'il aurait de rentrer par cette voie dans la jouissance de ses biens. Il se plaignit au contraire plus fortement et de la négociation et du mystère que l'on faisait au roi d'Espagne de ce qui se passait dans le cours d'une affaire où ce prince avait tant d'intérêt. On commençait à parler d'une rupture prochaine entre la France et l'Espagne. Cellamare dit qu'il n'était pas inquiet de ces bruits, mais qu'il voyait avec déplaisir que le fondement de ces discours, si éloignés des sentiments du roi et de la nation française, et si éloignés des intérêts de Sa Majesté, était la crainte excessive que le gouvernement avait de se trouver engagé dans une guerre nouvelle; que cette crainte était cause que le régent se rendait sourd à toutes les représentations tendantes à l'engager à prendre les armes. Il ajoutait qu'il était à craindre que Son Altesse Royale, agissant sur ce principe, n'offrît aux Anglais des choses aussi peu convenables à son propre honneur qu'elles seraient contraires aux intérêts de l'Espagne; que celui de M. le duc d'Orléans était de ne pas s'opposer aux desseins que Sa Majesté Catholique pouvait former contre les ennemis communs si naturels de sa maison, et de laisser à ce prince le moindre lieu de soupçonner que les sentiments de Son Altesse Royale à son égard ne fussent pas sincères.

Suivant les instructions d'Albéroni, Cellamare traitait de pot-pourri le traité fait à Londres. Il se flattait même d'avoir obligé le maréchal d'Huxelles à convenir de l'importance dont il était de ne pas altérer par quelque résolution imprudente, et par le désir singulier de soutenir, au préjudice du roi d'Espagne, des projets avantageux à l'empereur, l'union qu'il était si nécessaire à maintenir entre les François et les Espagnols. Après cet aveu du maréchal d'Huxelles, Cellamare lui dit qu'on prétendait que l'abbé Dubois et Chavigny, engoués tous deux de leurs négociations, travaillaient à les soutenir par la violence; que leur vue était d'unir le régent au roi d'Angleterre, dont le procédé devenait de jour en jour plus suspect au roi d'Espagne; que cette union n'empêcherait pas cependant que la réception favorable que Nancré avait eue à Madrid ne fût suivie de toutes sortes de bons traitements, quoique d'ailleurs le roi d'Espagne eût lieu de juger que cet envoyé était chargé de propositions peu agréables à Sa Majesté Catholique. Pendant que l'ambassadeur d'Espagne s'expliquait ainsi à celui qui devait en rendre compte au régent, il parlait avec moins de modération aux différents ministres que les princes d'Italie entretenaient à Paris. Il leur disait que le roi son maître détestait la chaîne qu'on prétendait imposer à leurs souverains; que les propositions de la France seraient mal reçues à Madrid; que l'espérance de la succession de Parme était méprisée du roi et de la reine d'Espagne; que l'un et l'autre avaient en horreur le projet de remettre la Sicile entre les mains des Autrichiens, et que Leurs Majestés Catholiques regardaient la proposition de laisser le reste de l'Italie en l'état où elle se trouvait lors comme pernicieuse. Il gémissait ensuite, soit avec ces ministres, soit avec d'autres, sur ce que la France voulait la paix à quelque prix que ce fût, parce que le régent la croyait nécessaire pour la validité des renonciations. C'était une partie des manèges que Cellamare faisait pour acquérir des amis au roi son maître, et pour empêcher l'exécution du traité. La cour de Vienne, qui en devait recueillir les principaux avantages, ne se pressait pas cependant d'y souscrire, et dans la fin de mars les principaux ministres de l'empereur étaient encore partagés sur le parti que ce prince devait prendre. Enfin la conclusion de la paix avec les Turcs devenant plus que jamais probable au commencement d'avril, l'empereur consentit à tous les points du traité. On dit même alors que l'accommodement du roi de Sicile était fait, et que le mariage d'une archiduchesse avec le prince de Piémont était une des principales conditions.

Le prince de Cellamare, suivant ses ordres, déclara que le roi son maître n'accepterait jamais un tel traité; que, tout l'avantage étant pour la maison d'Autriche, l'acceptation de l'empereur ne serait pas un exemple pour Sa Majesté Catholique. Malgré ces protestations, on ne désespéra pas encore de le persuader. Comme le roi d'Espagne n'avait pas refusé positivement, le régent dépêcha un courrier exprès pour porter à Madrid la nouvelle du consentement de l'empereur, espérant que, le roi d'Espagne voyant les principales puissances de l'Europe concourir également à l'exécution de ce projet, Sa Majesté Catholique surmonterait aussi sa répugnance à l'accepter. En effet, elle n'avait point rendu de réponse précise; le cardinal avait seulement amusé Nancré et le colonel Stanhope, en leur disant qu'il fallait attendre la réponse de Vienne avant que le roi d'Espagne prît sa dernière résolution. Ce premier ministre se contentait de combattre le projet de toutes ses forces, en toutes ses parties, et de se retrancher sur la juste horreur que la reine d'Espagne avait conçue sur ce qui se proposait à l'égard de Parme. S'il se contenait un peu en parlant aux ministres de France et d'Angleterre, il se déchaînait avec les autres, et furieusement contre la paix d'Utrecht, et s'emporta même un jour jusqu'à dire à l'ambassadeur de Portugal, que ce ne serait pas le premier traité rompu aussitôt que conclu. Toutefois il affectait de ménager Nancré; il avait avec lui de longues conférences tête à tête; l'accueil que Nancré recevait de la cour était très distingué. Enfin, à juger par les démarches extérieures, on pouvait penser que cette négociation particulière était agréable au roi d'Espagne et à son ministre. Bien des gens même soupçonnèrent qu'il y avait peut-être quelque intelligence secrète entre les deux cours, que celle d'Angleterre ignorait et dont elle serait la dupe. On s'épuisait en raisonnements; on jugeait bien, par l'empressement de tant de préparatifs de guerre, que l'Espagne rejetterait le traité; mais on ne pouvait se figurer qu'elle voulût faire la guerre sans alliés, et on se persuadait qu'elle était assurée de la France ou du roi de Sicile, parce que nulle autre alliance ne lui paraissait si naturelle. Le roi de Sicile venait encore d'envoyer depuis peu le président Lascaris à Madrid, quoiqu'il y eût l'abbé del Maro pour ambassadeur ordinaire. On ne doutait donc point de quelque liaison secrète, ou déjà prise, ou prête à prendre avec lui. Mais ces raisonnements étaient vains, l'Espagne était véritablement sans pas un allié. Son tout-puissant ministre déplorait inutilement l'aveuglement de toute l'Europe, de la France surtout, qui manquait selon lui la plus belle occasion du monde, et la plus facile, de mettre des bornes à la puissance de l'empereur, et de chasser pour toujours les Allemands d'Italie. À l'égard du roi de Sicile, quoiqu'il comptât peu sur l'envoi de Lascaris, et qu'il ne doutât point que ce prince ne traitât avec le ministre arrivé de Vienne à Turin, il avait une telle opinion de l'infidélité de la Savoie, qu'il ne doutait pas que l'empereur n'en fût trompé si la France voulait s'unir contre lui à l'Espagne. Malgré toute l'affectation de fermeté et de tout espérer de la guerre, Albéroni éprouvait de grandes agitations intérieures sur l'incertitude des succès où il allait se livrer. Il avouait que, le roi d'Espagne étant seul, l'entreprise était fort difficile; il disait qu'il satisfaisait au moins à son honneur et montrait le chemin aux autres princes; il laissait échapper des menaces contre ceux qui, après coup, se voudraient joindre à Sa Majesté Catholique; il ajoutait que la guerre n'était point de son goût, et qu'il en avait de bons témoins, et se faisait un mérite de toutes les iniquités qu'il attirait sur soi par le seul zèle de bien servir son maître. C'était par ce zèle qu'il traitait le traité de chimérique, les conditions d'impossibles, et qu'il s'étonnait que l'abbé Dubois eût pu penser que l'Espagne donnât dans des absurdités pareilles, et pût compter sur le frivole de garanties dont on la leurrait. Il dit au colonel Stanhope qu'il croyait de la prudence de faire quelquefois des réflexions sur les variations du gouvernement d'Angleterre, fondées sur ses discussions domestiques et sur le changement de tout le ministère et de tous ses principes, comme il était arrivé à l'avènement et à la mort de la reine Anne, d'où il concluait qu'on ne pouvait jamais compter de sa part sur rien de solide ni de durable. Il déclamait contre la mauvaise foi de la France et de l'Angleterre, convenues de tout, selon lui, avec l'empereur depuis longtemps, dont les offices à Vienne n'étaient que grimaces concertées; que ce projet, communiqué si tard à l'Espagne, et encore par parties, était si peu secret, que toute la teneur en avait été écrite depuis longtemps de Venise et de Rome, jusque-là qu'une gazette de Florence s'en était moquée et s'en était expliquée fort nettement; de là Albéroni s'exhalait en invectives sans mesures, en menaces figurées et en d'autres plus ouvertes, pleines de vanteries, sur la bonté du gouvernement qu'il avait établi et le grand pied où il était venu à bout de remettre l'Espagne; il finissait par des avertissements très malins et menaçants pour M. le duc d'Orléans.

Nancré s'était alors expliqué sur tous les points de sa commission; Albéroni appela cela avoir enfin vomi tout ce qu'il avait apporté, digéré et non digéré après un long secret. Il s'emporta avec fureur contre l'échange de la Sicile pour la Sardaigne, le traita de scandaleux, demanda si la France, non contente d'avoir arraché cette île à l'Espagne, voulait encore la priver du droit de réversion stipulé par le traité d'Utrecht, et mettre le comble à la puissance de l'empereur en lui donnant les moyens de former une marine, la seule chose qui lui manquait, de devenir le maître absolu de la Méditerranée, de l'Adriatique, de l'Archipel, et d'y porter quand il lui plairait toutes les forces du septentrion. Dans sa fureur, il traita ces projets de bestialité, de fous ceux qui les approuvaient, d'abandonnés de Dieu; l'abbé Dubois d'aveugle, de dupe des Anglais, de dépourvu de tout esprit de conseil, et qui entraînait la France et le régent dans le précipice. Il distinguait le maréchal d'Huxelles seul des auteurs et approbateurs d'un si pernicieux conseil. Il protesta que, quoi qu'il pût arriver, le roi d'Espagne ne changerait point de sentiment; qu'avec la fermeté qu'il avait marquée dans les temps les plus malheureux, il ne recevrait pas des lois honteuses avec quatre-vingt mille hommes bien lestes et bien complets, des forces de nier au delà de ce que l'Espagne en avait jamais eu, des finances réglées comme une horloge et le commerce des Indes bien disposé; qu'il mourrait l'épée à la main s'il le fallait plutôt que de laisser les Anglais distribuer et changer les États à leur gré, en maîtres du monde, et que, si le roi d'Espagne y périssait, on dirait que ceux qui avaient un intérêt commun avec lui auraient contribué à sa perte. Il chargea Monteléon de parler à l'abbé Dubois comme il parlait lui-même à Nancré, et de lui faire faire les mêmes réflexions s'il en était capable. Furieux contre la France, il ne l'était pas moins du refus de ses bulles de Séville. Il s'en plaignit en termes très forts à Paulucci, traita l'accusation de Gallas contre lui d'impostures infâmes, sacrilèges, d'invention diabolique; il assura que, quelque mépris que le roi d'Espagne eût pour une si noire calomnie, il s'en vengerait, non par une autre, mais par les armes, cette voie étant la seule dont les rois doivent se servir, et laisser l'imposture aux âmes viles. Il triompha ensuite de désintéressement et de désir de tout sacrifice personnel, mais en déclarant que, l'outrage étant fait aux justes droits de la couronne d'Espagne, le roi catholique les soutiendrait avec la dernière vigueur. Parmi tant de divers emportements, Albéroni traitait Nancré avec tant de distinction et d'apparente confiance, que ceux qui ne voyaient que ces dehors croyaient que la négociation faisait de grands progrès. On voyait néanmoins les préparatifs de guerre pressés avec plus de diligence que jamais, et que les discours des gens qui pouvaient être instruits ne tendaient nullement à la paix.

Castañeda, chef d'escadre, envoyé depuis quelque temps en Hollande, pour y acheter des vaisseaux pour l'Espagne, reçut de nouveaux ordres d'en revenir. Albéroni avait besoin de lui pour l'exécution de ses desseins, et fatigué des difficultés qui, malgré la confiance de Beretti, retardaient toujours cette affaire, le cardinal dit qu'il n'en avait plus besoin, et que l'Espagne avait assez de navires pour se faire respecter dans la Méditerranée, résolue, à quelque prix que ce fût, d'assurer l'équilibre de l'Europe ou de la mettre toute en combustion. Outre les ministres impériaux, ceux d'Angleterre et de Portugal, quoique sans guerre, avaient traversé tant qu'ils avaient pu l'achat des vaisseaux. Beretti ne s'en était pas moins vanté comme on l'a vu; il voulut même prendre à bon augure la nomination qui fut faite de députés pour examiner cette affaire, et dit à Castañeda, qui en jugeait bien plus sainement, que c'était par le peu d'usage qu'il avait de la forme du gouvernement de Hollande. L'armement de cette république pour la Baltique était encore incertain; mais celui de l'escadre anglaise pour la Méditerranée était public avec sa destination pour cette mer, surtout depuis les menaces de Monteléon là-dessus. Les ministres d'Espagne ne savaient quel parti le régent prendrait en cette occasion pour ou contre leur maître, ou s'il demeurerait neutre, et Beretti se plaignait amèrement du silence de Madrid, et de se trouver en des conjonctures si difficiles sans ordres et sans instructions. Monteléon dans Londres n'en recevait pas plus que lui à la Haye. Albéroni désirait peut-être qu'ils fissent des fautes, et croyait utile de conserver la liberté de désavouer les ministres d'Espagne, et les engagements qu'ils auraient pris quand il lui plairait de le faire; il ne s'était encore expliqué précisément que sur l'envoi de l'escadre anglaise, parle mémoire qu'il avait fait présenter par Monteléon. La cour et ses partisans affectaient de souhaiter la paix, et répandaient dans le public que l'envoi de cette escadre n'avait d'autre objet que de faire valoir la médiation de l'Angleterre, et de procurer plus aisément par là une tranquillité générale. Ceux qui étaient opposés à la cour de tout parti favorisaient l'Espagne, pour contredire Georges et ses ministres. Les négociants étaient alarmés dans la vue de l'interdiction prochaine de leur commerce. Monteléon, parmi ces différentes dispositions, continuait de conseiller de faire tomber sur la cour de Vienne le blâme du refus des conditions du traité, en différant une réponse absolument négative, et se contentant, en attendant la réponse de Vienne, de représenter doucement les inconvénients de ces conditions. Lui-même agissait dans cet esprit auprès de l'abbé Dubois, et il interprétait en mal tout ce que l'empereur faisait dire par le roi d'Angleterre, tendant au refus ou à l'acceptation. On savait qu'il y avait à Vienne des émissaires du roi de Sicile, qui traitaient avec le prince Eugène fort secrètement, et la négociation passait pour avancée. Schaub voulut demander quelque éclaircissement là-dessus, mais il n'en put tirer d'autre sinon que la négociation existait. Monteléon n'oublia rien pour rendre les Impériaux suspects à Londres et à l'abbé Dubois quelque parti qu'ils prissent de refuser ou d'accepter. Il voyait souvent l'abbé Dubois même avec une sorte de confidence. Cet abbé l'assura que Georges tiendrait ferme sans se laisser amuser ni tromper par les Impériaux; que, si l'Espagne acceptait, l'escadre anglaise serait à la disposition du roi catholique; si Vienne refusait, l'Angleterre laisserait agir l'Espagne, et prendrait d'autres mesures de concert avec la France, si le roi de Sicile traitait avec l'empereur; en ce cas l'Angleterre pourrait se joindre avec la France et l'Espagne, et les aider à ramener la Sicile sous la domination d'Espagne. Il dit que, si cette couronne avait quelque complaisance, et qu'elle parût disposée à accepter le projet, elle retirerait de grands avantages de cette démonstration; que la conjoncture était d'autant plus favorable que le ministère anglais était mécontent de l'empereur, et qu'il y avait eu de fortes paroles entre Stanhope et Penterrieder. Monteléon était persuadé qu'au point où en étaient les choses, il n'y avait de parti à prendre pour l'Espagne que de céder aux conseils absolus de la France et de l'Angleterre; mais il n'osait avouer ce qu'il pensait. Il savait que ce serait déplaire à Albéroni avec qui il n'était pas assez bien pour lui écrire d'une manière directement opposée aux sentiments d'un homme si porté à la vengeance, si fougueux et si totalement puissant.

Cependant les ministres d'Angleterre, connaissant l'intérêt particulier qu'ils avaient d'empêcher une guerre dont la nation commençait à leur reprocher l'inutilité et les fâcheuses conséquences; essayaient également d'amener l'empereur et le roi d'Espagne à la paix; mais ils négociaient différemment à l'égard de l'un et de l'autre. Ils louèrent Albéroni de la bonne foi dont il avait parlé au colonel Stanhope, et dirent qu'elle avait suspendu la réponse aux instances de Monteléon sur l'escadre, parce qu'il aurait été impossible de n'y pas user de termes qui ne convenaient pas entre deux puissances amies, également intéressées à entretenir entre elles la plus étroite union. Stanhope fit valoir comme une marque d'attention qu'au lieu de répondre au mémoire de Monteléon, il écrivait directement à Albéroni que l'escadre destinée pour la Méditerranée servirait le roi d'Espagne, quelque parti que prît l'empereur de refuser ou d'accepter le projet du traité. Il en exalta de nouveau les avantages et de quelle importance il serait pour le roi d'Espagne d'avoir un pied en Italie, et de mettre actuellement garnison espagnole dans Livourne, assuré de la garantie des principales puissances de l'Europe. Monteléon, flatté par ces discours, était persuadé que le roi son maître réussirait s'il voulait contracter une alliance solide avec la France, l'Angleterre et la Hollande; qu'il ne tiendrait qu'à lui de stipuler de la part de ces puissances un engagement formel d'empêcher à jamais les Impériaux d'exercer des vexations en Italie, et sous des prétextes mendiés d'attaquer ces princes dans leur liberté, leurs biens et leur souveraineté. Mais, pendant que Stanhope lui donnait de si bonnes paroles et de si belles espérances, ce ministre et Sunderland assuraient tous deux Penterrieder que, si l'empereur voulait signer le traité, le roi d'Angleterre en remplirait fidèlement les engagements, et qu'il se porterait aux dernières extrémités contre l'Espagne.

Les ministres d'Angleterre crurent apparemment devoir s'expliquer si clairement pour déterminer la cour de Vienne, parce qu'ils surent que la négociation du roi de Sicile avançait, qu'elle était fortement appuyée par quelques Espagnols impériaux que ce prince avait gagnés, et qu'ils conseillaient à l'empereur de s'emparer de Parme et de Plaisance, pour échanger cet État contre la Sicile. Les ministres piémontais travaillaient également de tous côtés pour traverser le traité de Londres, et pendant qu'ils faisaient leurs efforts à Vienne pour unir leur maître avec l'empereur, ils se liaient eux-mêmes avec les ministres des princes d'Italie, en France et en Angleterre, pour empêcher le succès du projet concerté entre le régent et le roi d'Angleterre. Ce prince connaissait combien les vues du roi de Sicile étaient dangereuses, et par conséquent de quelle importance il était d'empêcher qu'il ne réussît à Vienne, et que par ses manèges il ne parvînt au but qu'il se proposait d'obtenir, une archiduchesse pour le prince de Piémont. Ainsi, pour l'empêcher, le roi d'Angleterre fit connaître aux ministres impériaux que, si les bruits qui couraient de ce mariage se vérifiaient, il lui serait désormais impossible d'entretenir avec l'empereur les mêmes liaisons et la même confiance qu'il avait eues par le passé. Il ajouta même aux ordres qu'il donna là-dessus à Saint-Saphorin des lettres pour l'empereur et pour l'impératrice Amélie, mère des archiduchesses.

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