NOTE I. LE GARDE DES SCEAUX, D'ARGENSON.

Le marquis d'Argenson donne dans ses Mémoires [25] des détails assez étendus sur son père. Il ne sera pas sans intérêt de les comparer avec ce que Saint-Simon dit de ce même personnage. C'est un complément indispensable de ses Mémoires. Voici quelques extraits des notes du marquis d'Argenson sur son père.

« Mon père naquit à Venise: il eut la république pour marraine, et pour parrain le prince de Soubise, qui voyageait alors en Italie. J'ai une lettre originale de Balzac [26] sur sa naissance: il prophétise une grande illustration au petit Venise. Mon père, ayant achevé ses études à Paris, revint en Touraine. Il voulait servir; la tendresse paternelle s'y opposa. L'âge gagnait; il était un peu tard pour aborder une autre carrière. Mon père trouva des ressources du côté maternel. M. Houlier, son aïeul maternel, vivait encore; il était lieutenant général au bailliage d'Angoulême: il proposa de lui résigner sa charge; c'était un des beaux ressorts du royaume. Mon père accepta non sans répugnance, mais ne pouvant se faire au désoeuvrement. Mon père eut de tout temps l'amour du travail; j'en possède des preuves multipliées remarques sur ses lectures, dissertations sur la politique, extraits historiques, études du droit public et particulier, j'en ai des volumes. De quoi cela pouvait-il servir à un pauvre gentilhomme campagnard, ou même à un juge de province? Mais cette charge subalterne était déjà une magistrature.

« Cependant mon père était recherché par ce qu'il y avait de meilleure compagnie dans la province; il était de toutes les fêtes, convive aimable et plein d'enjouement, avec cela un esprit nerveux, une âme forte, le coeur aussi courageux que l'esprit, de la finesse dans les aperçus, de la justesse dans le discernement; peut-être ne se connaissait-il pas lui-même; il ignorait la portée de son génie.

« Parfois il éprouvait bien des tracasseries de la part de ceux de sa compagnie: on trouvait qu'il passait vite sur les formes pour en venir plus tôt au fond et, à l'essentiel, c'est-à-dire à la justice. Il accommodait les procès, épargnait les épices aux plaideurs; il faisait beaucoup de bien; c'en était assez pour causer le récri de ces êtres entichés des droits, c'est-à-dire des profits de leurs charges.

« Mais voici le commencement de la fortune de mon père, élévation qu'il ne dut assurément qu'à lui-même et à ses talents, auxquels il ne manquait qu'un plus grand théâtre pour être généralement reconnus. En 1691 ou 1692, on envoya dans les provinces une commission des Grands Jours [27]. L'un des commissaires fut M. de Caumartin, qui est devenu mon oncle. Quand la commission vint à Angoulême, elle fut frappée au premier abord du mérite du lieutenant général; il leur partit bien au-dessus de tout ce qu'ils avaient rencontré dans leur tournée. M. de Caumartin, qui se piquait de connaissances généalogiques, connaissait d'avance notre famille et le rang qu'elle avait tenu en Touraine; il s'engoua particulièrement pour mon père. M. de Caumartin était allié de M. de Pontchartrain, et jouissait d'un grand crédit près de ce ministre. Il pressa mon père de l'accompagner à Paris. Tous les commissaires se joignirent à lui; il n'y eut qu'une voix, offres sincères de service. Mon père refusa quelque temps; il n'aimait point les chimères. Pourtant, au bout de peu de mois, une affaire majeure l'appela à Paris et l'y fit séjourner.

« M. de Caumartin en profita pour le faire connaître de M. de Pontchartrain, pour lors contrôleur général, et depuis chancelier de France. M. de Pontchartrain reconnut la vérité de ce qui lui avait été dit, et retint mon père près de lui. Il le chargea d'abord, pour l'éprouver, de quelques commissions fort épineuses, dont il se tira avec succès. Telle fut celle de réformer les amirautés, de revoir les règlements de marine, de recomposer le tribunal des prises; et dans ces affaires de marine, mon père se rendit si capable en peu de temps, que, M. de Pontchartrain le borgne [28] . Q ayant été reçu en survivance, on lui donna mon père pour instructeur.

« Ensuite il eut la commission de procureur général pour la recherche des francs fiefs et des amortissements. Il y fit des travaux incroyables et fit rentrer au roi plusieurs millions, ne s'attirant que respect et éloge de sa justice et de son intégrité de la part des parties mêmes que l'on recherchait. Mon père se délit alors de sa charge d'Angoulême. M. de Caumartin lui fit épouser sa soeur, et M. de Pontchartrain approuva ce mariage. Mon père avait quarante et un ans; il était bien fait, une physionomie plus expressive qu'agréable. Ma mère eût pu faire un meilleur mariage pour la fortune, mais elle refusa tout autre parti dès qu'elle l'eut connu.

« Ce mariage et l'obligeance de quelques amis mirent mon père en état d'acheter une charge de maître des requêtes, sans laquelle, de son temps, on ne pouvait parvenir à rien; car il régnait alors des principes d'ordre qu'on néglige beaucoup trop sous le règne actuel [29] . Son heureuse étoile voulut qu'elles fussent à très bas prix. Mon père recueillit aussi quelques héritages en ligne collatérale. Le vicomte d'Argenson, son oncle, qui fut, pendant plusieurs années [30] , gouverneur de la Nouvelle-France (ou Canada), lui donna ou assura, en faveur du mariage, la plus grande partie de sa fortune, entre autres son hôtel, vieille rue du Temple, où mon père alla demeurer en 1696.

« Ainsi mon père put s'établir, prendre femme et charge. Peu de temps après, il fut question pour lui de l'intendance de Metz. On préféra lui confier la police de Paris, M. de La Reynie s'étant retiré. On sait comment il s'est acquitté de cette charge, et quels talents il y a déployés. Dans cette charge, mon père était véritablement ministre: il travaillait directement avec le feu roi, et était avec ce monarque en correspondance continuelle. Il a été dis fois question de l'appeler au ministère: la brigue de cour, la ligue des ministres s'y sont toujours opposées, toujours sous le prétexte qu'on ne saurait trouver personne pour le remplacer à la police de Paris en des temps aussi difficiles que ceux de la dernière guerre. On l'a cru l'ami des jésuites beaucoup plus qu'il ne l'était en effet. Il les connaissait mieux que personne, et n'a jamais fait grand'chose pour eux. Or ces gens n'aiment point qu'on ne travaille qu'à demi dans leurs intérêts. Mon père était aussi médiocrement bien avec Mme de Maintenon: elle savait l'apprécier; mais il était peu lié avec cette dame. Il était attaché au maître en droiture. Les ministres le craignaient; les courtisans l'évitaient autant qu'il savait se passer d'eux. M. de Bâville a été précisément clans la même situation en Languedoc, où ses succès l'ont confiné, mais lui ont valu un pouvoir souverain.

« Mon père possédait à la fois la sagesse de volonté et le courage d'exécution. Au milieu du travail immense dont il était surchargé, mon père a toujours été le plus imponctuel de tous les hommes: il ne savait jamais quelle heure il était, et faisait de la nuit le jour et du jour la nuit, selon qu'il lui convenait. Forcé de s'occuper d'une multitude de détails, la plupart très importants, mais de différents genres, il les faisait quand il pouvait ou quand il voulait, à bâtons rompus, et coupait ou interrompait sans cesse l'un pour l'autre. Mais son génie, également sûr et actif, suffisait à tout; il retrouvait toujours le bout de ses fils, quoiqu'il les rompît à tous moments, et saisissait successivement cent objets différents sans les confondre.

« J'ai la conviction [31] que, de tous les hommes qui ont été en place de nos jours, aucun n'a mieux ressemblé au cardinal de Richelieu que mon père. Assurément ce grand ministre n'eût point désavoué le lit de justice des Tuileries (26 août 1718). Il suffit de rappeler les événements qui y donnèrent lieu. Une révolution affreuse était imminente; jamais on n'en fut plus près; il n'y avait plus qu'à mettre le feu aux poudres, suivant l'expression du cardinal Albéroni dans sa lettre interceptée. Le régent, trahi par son propre ministère, l'opiniâtreté des parlements, l'inquiétude des protestants de Poitou, les troubles de Bretagne, la conspiration de Cellamare, dans laquelle étaient impliquées nombre de personnes de Paris, et dont les fils étaient ourdis à l'hôtel du Maine; les querelles entre les princes du sang et les légitimés, entre la noblesse et les ducs et pairs, entre les jansénistes et les molinistes; toutes ces causes de discorde fomentées et soldées par l'argent de l'Espagne; n'est-ce rien que d'avoir sauvé le royaume de cet affreux tumulte, et des guerres civiles qu'eût certainement entraînées la résistance d'un prince aussi courageux que l'était M. le duc d'Orléans?

« Depuis la mort de Louis XIV, mon père avait été en butte à tous ces petits seigneurs qui obsédaient l'esprit du régent. On lui donnait des dégoûts dans sa charge; et pourtant on sait que le régent lui avait des obligations essentielles qu'il n'eût pu oublier sans se rendre coupable de la plus haute ingratitude [32] . Mon père était informé de tout ce qui se tramait; il en avertissait M. le duc d'Orléans. Celui-ci ne voulut reconnaître la vérité que lorsque les choses furent parvenues à une évidence extrême. Mon père avait attendu M. le duc d'Orléans au Palais-Royal jusqu'à deux heures après minuit. Enfin ce prince, de retour d'une partie de plaisir, lui donna audience, et reconnut, à des preuves irrécusables, les dangers de sa position. Il fallait prendre un grand parti: mon père fut fait garde des sceaux et président du conseil des finances. Jamais il n'y eut un coup d'État plus hardi que celui par lequel il sauva son prince et sa patrie. Ce fut, suivant l'expression d'un contemporain, une vraie Catilinade dont mon père fut le Cicéron.

« Personne ne parlait mieux en public que mon père; moins brillant par une érudition de légiste que par une éloquence forte de choses, de grandes maximes et de pensées élevées.

« Il fallut ensuite réparer les brèches ouvertes par les ennemis de l'État. Nul ne savait mon père propre à l'administration des finances comme il se l'est montré; mais la qualité d'homme sage, aimant le bien public, ferme, travailleur et bon économe, est de beaucoup préférable à cette maudite science financière qui a perdu la France. Mon père n'a jamais été la dupe de Law, et je pense même que, s'il n'eût dépendu que de lui, il eût donné la préférence aux projets de MM. Pâris, qui, voulant opposer système à système, avaient un plan d'actions sur les fermes qui devait nécessairement pâlir devant le funeste clinquant des actions mississippiennes. Law et mon père ne s'accordèrent jamais pleinement ensemble. Pourtant mon père fit la faute de remettre au lendemain lorsqu'il reçut l'ordre d'arrêter Law et de l'enfermer à la Bastille, et c'est ce qui décida sa disgrâce. Mon père en fut peu affecté; mais il le fut beaucoup plus lorsqu'il vit que cette défaveur entraînait aussi celle de mon frère [33] , malgré la promesse contraire qu'il avait reçue du régent.

« Mon père conduisait les choses de son ministère avec un secret admirable. En voici la preuve. J'avais soupé en ville; je rentrais chez moi à une heure après minuit; le suisse me dit que M. le garde des sceaux me demandait. Il s'agissait d'écrire quinze lettres circulaires, sur sa minute, à autant d'intendants, et de ne me pas coucher que tout ne fût terminé. Mon frère avait fini sa tâche qui était d'autant, et s'était couché par ordre de mon père. Je pris du café et ne me mis au lit qu'à quatre heures du matin. Il s'agissait d'une augmentation de monnaies qui surprit tout le monde; car on avait fait courir le bruit d'une diminution. Le lendemain cet édit fut publié, et l'on fit porter nos lettres par des courriers. Ainsi mon père ne s'était point fié à la discrétion de ses commis; il avait poussé la prévoyance jusqu'à venir s'assurer par lui-même si nous nous étions couchés tous les deux après avoir terminé nos écritures, l'appât d'un bénéfice sûr pouvant être pour tous autres une violente tentation de divulguer ce secret. »

Suite
[25]
Édition de 1825, p. 183 et suiv.
[26]
Jean-Louis Guez, seigneur de Balzac, gentilhomme du pays d'Angoumois, était en relation d'amitié avec la famille d'Argenson.
[27]
Il s'agit probablement ici de la commission des Grands Jours, qui se rendit à Poitiers en 1688. Voy. la Notice sur les Grands Jours, à la suite des Mémoires de Fléchier (édit. Hachette, p. 315).
[28]
Fils du chancelier.
[29]
Le marquis d'Argenson écrivait sous le règne de Louis XV.
[30]
1657-1660.
[31]
Mémoires du marquis d'Argenson (édit. 1825), p. 176 et suiv.
[32]
Voy. Mémoires de Saint-Simon, t. VII, p. 321, t. XV, p. 256, et les Mémoires du marquis d'Argenson (édit. 1825), p. 190, 191.
[33]
Le comte d'Argenson, qui fut ministre de la guerre sous le règne de Louis XV.