CHAPITRE IX.

1718

Albéroni confie à Cellamare les folles propositions du roi de Sicile au roi d'Espagne, qui n'en veut plus ouïr parler. — Duplicité du roi de Sicile. — Ragotzi peu considéré en Turquie. — Chimère d'Albéroni. — Il renie Cammock au colonel Stanhope. — Albéroni dément le colonel Stanhope sur la Sardaigne. — Éclat entre Rome et Madrid. — Raisons contradictoires. — Vigueur du conseil d'Espagne. — Sagesse et précautions d'Aldovrandi. — Ses représentations au pape. — Sordide intérêt du cardinal Albane. — Timidité naturelle du pape. — Partage de la peau du lion, avant qu'il soit tué. — Le secret de l'entreprise demeuré secret jusqu'à la prise de Palerme. — Déclaration menaçante de l'amiral Bing à Cadix, sur laquelle Monteléon a ordre de déclarer l'artificieuse rupture en Angleterre et la révocation des grâces du commerce. — Sentiments d'Albéroni à l'égard de Monteléon et de Beretti. — Albéroni, dégoûté des espérances du nord, s'applique de plus en plus à troubler l'intérieur de la France; ne peut se tenir de montrer sa passion d'y faire régner le roi d'Espagne, le cas arrivant. — Aventuriers étrangers dont il se défie. — Rupture éclatante entre le pape et le roi d'Espagne. — Raisonnements.

Enfin, Albéroni s'ouvrit à cet ambassadeur, et lui confiant les propositions que le roi de Sicile avait faites au roi d'Espagne, il étendit la confiance jusqu'à lui apprendre que Sa Majesté Catholique ne voulait plus en entendre parler. Ces propositions étaient, que le roi d'Espagne attaquerait le royaume de Naples, ferait en même temps passer dix mille hommes en Lombardie pour y agir sous les ordres du roi de Sicile. Il demandait que dans les places qui seraient prises, et dans le royaume de Naples, et dans l'État de Milan, les garnisons fussent composées moitié de troupes espagnoles, moitié de troupes savoyardes sous le commandement d'un officier savoyard à qui la garde de la place serait confiée; qu'après la conquête du royaume de Naples, le roi d'Espagne fit passer vingt mille hommes en Lombardie, que Sa Majesté Catholique payerait; que, pour suppléer à l'artillerie et, aux munitions, qu'elle ne pouvait envoyer dans le Milanais, elle payerait les sommes d'argent, dont on conviendrait pour en tenir lieu. Le roi de Sicile exigeait de plus un million d'avance pour faire marcher son armée, et par mois soixante mille écus de subsides tant que la guerre durerait. Il voulait commander également toutes les troupes, celles de l'Espagne aussi absolument que les siennes, disposer pleinement des quartiers d'hiver. Il consentait à partager les contributions qui se lèveraient sur le pays ennemi, et se contentant de la moitié, il laissait l'autre à l'Espagne. Des conditions si dures, dictées en maître, irritèrent le roi d'Espagne et son premier ministre, d'autant plus qu'ils savaient que, pendant que le roi de Sicile les faisait à Madrid, il travaillait à Vienne, et, pressait vivement la conclusion d'une ligue avec l'empereur. Les Anglais même en avertirent Albéroni, et le ministre de Sicile à Madrid, ne pouvant nier une négociation entamée à Vienne, se défendit en assurant qu'elle ne roulait que sur les propositions de mariage d'une archiduchesse avec le prince de Piémont; que d'ailleurs il n'était nullement question de la Sicile, comme de fausses nouvelles le supposaient. Ainsi l'Espagne, mécontente du roi de Sicile, entreprenait, sans alliés, de chasser les Allemands de l'Italie. Le roi d'Espagne ne pouvait même se flatter de l'espérance d'aucune diversion favorable au succès de ses desseins. Albéroni était désabusé des projets et des entreprises du czar et du roi de Suède. Il en avait reconnu la chimère aussi bien que celle qu'il s'était faite de susciter à l'empereur de dangereux ennemis par le moyen et par le crédit du prince Ragotzi à la Porte; car, au lieu de la considération que Ragotzi s'était vanté qu'il trouverait auprès des Turcs, il avait été obligé de dire, pour se relever auprès du Grand Seigneur et de ses ministres, que le roi d'Espagne lui proposait de quitter la Turquie, et de venir prendre le commandement des troupes espagnoles que Sa Majesté Catholique voulait lui confier. Pour autoriser la supposition, il avait fait croire qu'un nommé Boischimène, envoyé véritablement auprès de lui par Albéroni, était venu exprès lui faire cette proposition. Il avait affecté de persuader à la Porte qu'il entretenait une correspondance avec la cour de Madrid, assez vive pour y dépêcher des courriers; et pour y réussir, il avait nouvellement profité, de la bonne volonté ou plutôt de l'empressement et de l'impatience qu'un officier français eut de sortir pour jamais de Constantinople, où il s'était rendu avec un égal empressement, attiré et persuadé par l'espérance qu'il s'était formée de s'élever à une haute fortune par la protection de Ragotzi. Cet officier, nommé Montgaillard, lui offrit de porter en Espagne les lettres qu'il voudrait écrire au cardinal Albéroni. L'offre acceptée, l'officier partit bien résolu de ne rentrer jamais dans un tel labyrinthe, et, pour n'y plus retomber, il se mit au service du roi d'Espagne, et prit de l'emploi dans un régiment d'infanterie wallonne.

Le roi d'Espagne, dénué d'alliés, persista cependant dans la résolution qu'il avait fortement prise d'essayer une campagne, déclarant que, quelque succès qu'eussent ses armes, il serait également porté à recevoir des propositions de paix lorsqu'elles seraient honorables pour lui, et telles que le demandait la sûreté de l'Europe, dont il voulait maintenir le repos et la liberté. C'est ce qu'Albéroni répondit aux instances du colonel Stanhope, l'assurant en même temps que le plan proposé à Sa Majesté Catholique par la France et par l'Angleterre, pour, un traité, était si contraire à son idée, que jamais elle n'accepterait un tel projet. Malgré tant de fermeté le colonel ne laissait pas de remarquer que le cardinal sachant la flotte Anglaise à la voile parlait avec plus de modération et de retenue sur l'article des Anglais négociants en Espagne. « Leur sort, disait-il, dépendra des ordres que l'amiral Bing a reçus du roi d'Angleterre. » Ce ministre était persuadé qu'ils étaient bornés à traverser le passage et le débarquement des troupes espagnoles en Italie. L'un et l'autre étant exécutés suivant son calcul, il supposait que l'Angleterre croirait, en envoyant sa flotte, avoir satisfait aux engagements qu'elle avait pris avec l'empereur sans être obligée de les étendre plus loin, et de faire de gaieté de coeur la guerre à l'Espagne. Il voulait ménager la cour d'Angleterre et la nation Anglaise; il conservait l'espérance d'y réussir, dans le temps même qu'il voyait les forces navales de cette couronne couvrir les mers pour soutenir les intérêts de l'empereur, et lui porter de puissants secours contre les entreprises du roi d'Espagne. Un officier de marine Anglais s'était donné à Sa Majesté Catholique. Son nom était Camock, et le projet dont il avait flatté le cardinal était de corrompre environ quarante officiers de la flotte Anglaise, de les faire passer au service d'Espagne, quelques-uns même avec les vaisseaux qu'ils commandaient. Stanhope se plaignit qu'une telle proposition eût été acceptée dans un temps de paix et d'union entre les couronnes d'Espagne et d'Angleterre. Albéroni répondit à ces plaintes en niant qu'elles fussent légitimes; il traita Camock de visionnaire, dit que son projet était celui d'un fou et d'un enragé; que le roi d'Espagne avait actuellement à son service plus d'officiers de marine qu'il ne pouvait en employer. Il assura que jamais il n'avait eu de correspondance avec ce Camock; qu'il ne le connaissait pas, quoique véritablement il eût reçu de Paris plusieurs lettres en sa faveur, et que Cellamare le lui eût recommandé particulièrement. Il n'avait point encore le projet du roi d'Espagne, et le mois de juillet s'avançait sans que le colonel Stanhope sût autrement que par les conjectures et par les raisonnements vagues du public quelle était la destination de l'escadre espagnole. On jugeait qu'elle aborderait aux côtes de Naples ou de Sicile, et on jugeait par les conférences fréquentes que le ministre de, Sicile avait avec le cardinal, apparences d'autant plus capables de tromper, qu'il était vraisemblable que le roi d'Espagne, voulant porter la guerre en Italie, aurait apparemment pris ses liaisons, et concerté ses projets avec le seul prince de qui l'union, la conduite et les forces pouvaient assurer le succès de l'entreprise, et rendre inutile l'opposition des Allemands. C'était pour le cardinal un sujet de triomphe, non seulement de cacher ses desseins, mais de tromper par de fausses avances ceux même qu'il désirait le plus de ménager. Le colonel Stanhope l'avait éprouvé, et pour lors il avait eu besoin de tout le crédit du comte de Stanhope son cousin pour se justifier auprès du roi d'Angleterre d'avoir écrit trop légèrement que le roi d'Espagne accepterait le traité si la Sardaigne lui était laissée. Il citait Nancré comme témoin de l'aveu que le cardinal leur en avait fait. Nancré, de son côté, convenait qu'ils avaient souvent, Stanhope et lui, rebattu cet article avec Albéroni, que jamais ce ministre n'avait rien dit qui pût tendre à désavouer la proposition qu'il en avait précédemment approuvée; mais Albéroni nia le fait absolument: sa confiance était dans les événements qu'il se flattait d'avoir préparés avec tant de prudence, qu'il serait difficile que le succès ne répondît pas à son attente, et comme la décision en était imminente, il comptait d'être incessamment débarrassé des instances importunes du roi d'Angleterre, des ménagements qu'il se croyait obligé de garder avec ce prince aussi bien que délivré de toute crainte des menaces du pape. Il espérait enfin de se venger, avant qu'il fût peu, du refus absolu de sa translation à Séville, et de venger le roi son maître des ordres rigides que Sa Sainteté venait d'envoyer à son nonce à Madrid.

En vertu de ces ordres, dont Rome menaçait depuis longtemps la cour d'Espagne, le nonce Aldovrandi fit fermer, le 15 juin, le tribunal de la nonciature. Il avertit les évêques du royaume par des écrits, portant le nom de monitoires, que le pape suspendait toutes les grâces qu'il avait accordées au roi d'Espagne. La cause de cette suspension était l'usage que Sa Majesté Catholique avait fait des sommes qu'elle en retirait, très différent de l'exposé qu'elle avait fait en obtenant ces grâces et très opposé aux intentions de Sa Sainteté. Car elle prétendait qu'en permettant au clergé d'Espagne d'aider de ses revenus le roi catholique, c'était afin de le mettre en état d'armer l'escadre qu'il avait promis d'envoyer dans les mers du Levant pour la joindre à la flotte vénitienne, et faire ensemble la guerre contre les Turcs: au lieu que, sous le faux prétexte du secours promis, l'Espagne avait effectivement armé et fait partir sa flotte pour porter la guerre en Italie. Albéroni prétendait que le roi son maître ne méritait en aucune manière les reproches que le pape lui faisait. « Ils sont injustes, disait-il, puisque Sa Majesté Catholique soutient actuellement contre les Maures d'Afrique les sièges de Ceuta et de Melilla; qu'en défendant ces deux places comme les dehors de l'Espagne, elle préserve le royaume de l'irruption des infidèles, que de plus une de ses escadres est en course contre les corsaires d'Alger. » Ces raisons dites, Albéroni jugea qu'il fallait employer d'autres moyens pour soutenir l'honneur du roi son ‘maître, et maintenir en Espagne son autorité contre les entreprises de la cour de Rome; elle ne pouvait être mieux défendue que par le premier tribunal du royaume. Ainsi le premier ministre fit décider par le conseil de Castille que le nonce, en fermant la nonciature en conséquence des ordres du pape, s'était dépouillé lui-même de son caractère; qu'après cette abdication, il ne devait plus être souffert en Espagne; que tolérer plus longtemps son séjour, ce serait offenser Sa Majesté et causer un notable préjudice à son service. Le même conseil décréta que tous monitoires répandus en Espagne par le nonce seraient incessamment retirés des mains de ceux qui les avaient reçus, et que la prétendue suspension des grâces accordées par le saint-siège à Sa Majesté Catholique serait déclarée insuffisante. Tout commerce entre Rome et l'Espagne étant ainsi rompu, on résolut de former une junte, de la composer de conseillers du conseil de Castille et de canonistes, et de les charger d'examiner l'origine de plusieurs introductions et pratiques prétendues abusives et aussi avantageuses à la cour de Rome que contraires au bien du royaume d'Espagne. Leurs Majestés Catholiques voulurent elles-mêmes parler en secret à quelques ministres, en sorte qu'il parut que cette affaire très sérieuse, et dont les suites deviendraient considérables, était leur propre affaire, non, celle du cardinal Albéroni; et, soit qu'il voulût alarmer le pape par des avis secrets, soit qu'il écrivît naturellement la vérité telle qu'il croyait la voir, il confia au duc de Parme que le feu était allumé de manière que sans la main de Dieu on ne verrait pas sitôt la fin de l'incendie.

Quelques agents de Rome à Madrid, ou séduits par le cardinal, ou formant leur jugement sur les discours qu'ils entendaient, pensaient aussi que les engagements que le roi d'Espagne prenait pourraient faire une plaie considérable à l'Église; ils condamnaient la précipitation du pape, très opposée à la patience, si convenable au père commun, et très dangereuse pour le saint-siège et pour l'Espagne, qu'elle exposait également, au lieu que Sa Sainteté temporisant, comme elle le pouvait aisément et comme elle le devait, jusqu'à la fin de la campagne, aurait pris sûrement les résolutions qu'elle aurait jugé à propos de prendre selon sa prudence et selon les événements. Ils l'accusaient d'avoir trop écouté et suivi les mouvements de sa vengeance contre le cardinal Acquaviva, car le pape se plaignait amèrement de lui, persuadé qu'il lui avait manqué de parole, et sur ce fondement Sa Sainteté avait déclaré qu'elle ne traiterait jamais avec lui d'aucune affaire.

Aldovrandi, homme sage, et nonce aimant la paix, assez expérimenté pour prévoir qu'une division entre les cours de Rome et de Madrid serait encore plus fatale à sa fortune particulière qu'elle ne la serait aux affaires publiques, voulut ménager les choses, de manière qu'en obéissant fidèlement à son maître, il prévînt, s'il était possible, l'éclat d'une rupture entre le pape et le roi d'Espagne. Deux grands princes se réconcilient, mais le ministre de la rupture demeure souvent sacrifié. Aldovrandi ferma donc la nonciature suivant ses ordres, et envoya les lettres monitoires dont on a parlé pour avertir tous les évêques d'Espagne de la suspension des grâces accordées au roi d'Espagne par le pape. Le nonce observa d'employer différentes mains pour écrire les inscriptions de ces lettres, persuadé que toutes, et certainement celles des ministres étrangers, étaient ouvertes à Madrid, et que le passage libre n'était accordé qu'à celles qui n'intéressaient pas la cour; il fit porter à Cadix, par un homme sûr, celles qui étaient adressées aux évêques des Indes. Ces précautions prises, après avoir obéi à son maître, il lui représenta vivement les inconvénients d'une rupture et l'embarras où Sa Sainteté se jetait par les engagements qu'elle venait de prendre. Elle voulait se venger du roi d'Espagne et de son ministre, non de la nation espagnole dont le saint-père n'avait point à se plaindre, et, par l'événement, la vengeance tombait uniquement sur les Espagnols. Les revenus de la Crusade et des autres grâces de Rome étaient affermés; le roi d'Espagne en était payé d'avance, et les fermiers attendaient, sans beaucoup d'inquiétude, que la querelle, qui ne pouvait durer longtemps, finît. Mais un grand nombre de particuliers avaient payé pour jouir des grâces du saint-siège; par exemple, pour obtenir pendant le cours d'une année les dispenses accordées par la bulle de la croisade, l'argent était donné, les dispenses et autres grâces étaient révoquées. Le nonce appuya beaucoup à Rome sur les plaintes que cette révocation subite et inopinée lui avait attirées; il différa, d'ailleurs, le plus qu'il lui fut possible son départ de Madrid, et, soit vérité, soit artifice employé à bonne intention, il excusa ce retardement sur ce que le roi d'Espagne lui avait fait proposer d'attendre encore et d'examiner s'il ne serait pas possible de trouver quelque expédient pour conduire les affaires à la paix. Un tel délai parut au nonce moins dangereux et moins contraire aux intentions du pape que ne le serait un départ trop précipité, capable de fermer la porté à tout accommodement; mais s'il jugeait sainement des intentions de Sa Sainteté, il y a lieu de croire qu'il n'était pas assez bien informé de tous les ressorts que les Allemands faisaient agir auprès d'elle pour l'intimider au point de la forcer à rompre totalement avec l'Espagne.

Le pape avait résisté aux menaces de Gallas, ambassadeur de l'empereur; Sa Sainteté ne put résister à celles de son neveu, le cardinal Albane, plus foudroyantes que celles du ministre allemand. Ce cardinal ne cessait, depuis longtemps, de dire au saint-père que la cour de Vienne avait des sujets très légitimes de se plaindre de la conduite ou partiale ou tout au moins molle que Sa Sainteté tenait à l'égard du roi d'Espagne. Il avait promis d'envoyer ses vaisseaux dans la mer du Levant; il avait manqué de parole, et Sa Sainteté, insensible à un tel affront, n'avait rien fait encore ni contre ce prince ni contre son ministre. Albane représentait à son oncle ce qu'il devait craindre d'un gouvernement tel que celui de Vienne, justement irrité, qui donnait des marques terribles de son ressentiment et de sa vengeance, quand même les prétextes de se plaindre lui manquaient. Un tel solliciteur servait mieux l'empereur que ses ministres, et les biens que ce prince lui faisait dans le royaume de Naples l'assuraient de sa fidélité. Le roi d'Espagne ne pouvait pas et peut-être n'aurait pas voulu lui accorder des bienfaits supérieurs à ceux qu'il recevait de Vienne; c'était l'unique moyen de le faire changer de parti. L'amitié ni la haine ne le conduisaient pas; l'intérêt présent le déterminait, et d'un moment à l'autre il embrassait, suivant ce qu'il croyait lui convenir davantage, des sentiments contraires à ceux qu'il avait suivis précédemment. Son intérêt, ses espérances pour sa famille, l'attachaient à l'empereur. Aucune autre puissance ne combattant ces motifs par d'autres plus forts et de même nature, le cardinal Albane travaillait avec succès pour le parti qu'il avait embrassé; il réussissait moins par la confiance que le pape avait en lui, que parce que le caractère d'esprit de Sa Sainteté était timide, et qu'il était facile de l'obliger par la crainte à faire les choses même qui paraissaient le plus opposées à sa manière de penser. Ce moyen, employé à propos, força Sa Sainteté de rompre avec l'Espagne, et cependant elle écrivit au roi catholique une lettre où, mêlant les plaintes aux menaces, laissant entrevoir des sujets d'espérance, évitant de s'engager, il paraissait qu'elle craignait les suites de la démarche qu'on lui faisait faire, et que, si elle eût, suivi son génie, elle aurait simplement taché de gagner du temps pour voir quels seraient les événements de la campagne et se déterminer en faveur du plus heureux.

Il y avait alors lieu de douter de quel côté la fortune se déclarerait. L'Italie était persuadée que le roi d'Espagne était secrètement d'accord avec le roi de Sicile, parce qu'il n'était pas vraisemblable que le roi d'Espagne entreprît, seul et sans alliés; une guerre difficile, et que les Allemands, maîtres de Naples et de Milan, les soutiendraient aisément avec les forces qu'ils avaient dans ces deux États. On croyait à Rome que la ligue était signée; le nonce l'avait écrit de Madrid au pape. Les partisans de la couronne d'Espagne commençaient à donner des conseils sur la conduite qu'elle devait tenir pour se réconcilier avec les Italiens, et regagner leur affection qu'elle avait perdue en faisant précédemment la guerre conjointement avec la France. Deux moyens selon eux suffisaient pour y parvenir. Le premier était de délivrer le pape des vexations qu'il essuyait de la part des Allemands, l'une au sujet de Comachio que l'empereur avait usurpé sur l'Église, et qu'il retendit, injustement; l'autre en faveur du duc de Modène que les Impériaux protégeaient aux dépens de la ville et du territoire de Bologne, à l'occasion des eaux dont le Bolonais courait risque d'être inondé. Les amis de l'Espagne comptaient qu'il lui serait facile de faire restituer au saint-siège la ville et les dépendances de Comachio, encore plus aisé de ranger à son devoir un petit prince tel que le duc de Modène; qu'un tel service rendu à l'Église, dans le temps même que le pape en usait si mal à l'égard de Sa Majesté Catholique, ferait d'autant plus éclater sa piété; qu'il augmenterait les soupçons que les Allemands avaient déjà des intentions de Sa Sainteté, au point qu'elle n'aurait plus d'autre parti à prendre que de se jeter entre les bras d'un prince qui se déclarait son protecteur, lorsqu'il avait le plus de sujet de se plaindre de la partialité qu'elle témoignait pour ses ennemis.

Selon ces mêmes conseils, rien n'était plus facile que de s'emparer de l'État de Modène, de forcer le duc à restituer l'usurpation qu'il avait faite de la Mirandole; et comme le prince qu'il avait privé de ce petit État était alors grand écuyer du roi d'Espagne, on supposait que le duc de Modène, privé de son pays, irait à son tour à Vienne briguer la charge de grand écuyer de l'empereur. On intéressait dans ces projets la reine d'Espagne, et pour la flatter, on voulait aussi que le duc de Modène rendît au duc de Parme quelque usurpation faite sur le Parmesan. Les restitutions ne coûtaient rien à ceux qui les conseillaient; ainsi rien ne les empêchait de les étendre encore eu faveur du duc de Guastalla, et de forcer l'empereur à lui rendre Mantoue comme le patrimoine de la maison Gonzague, usurpé et retenu très injustement par les Allemands. Le roi d'Espagne devenu le protecteur non seulement des princes d'Italie, mais le réparateur des pertes et des injustices qu'ils avaient souffertes, les engagerait aisément dans son alliance, et le même intérêt les unirait pour fermer à jamais aux Allemands les portes de l'Italie. Pour achever sans inquiétude de telles entreprises proposées somme un moyen sûr d'établir solidement la paix et l'équilibre du monde, on demandait seulement que, pendant que les troupes d'Espagne s'ouvriraient un chemin en Lombardie, le roi d'Espagne fit croiser quelques vaisseaux de sa flotte dans les mers de Naples, afin d'empêcher le transport des secours que les Impériaux ne manqueraient pas d'en tirer pour la défense du Milanais, si le passage demeurait libre. On se promettait, de plus, que la ville de Naples, bientôt affamée, serait obligée de se rendre à son souverain légitime sans être attaquée. Enfin ceux qui désiraient de voir le roi d'Espagne engagé à faire la guerre en Italie, soit par zèle pour le bien public, soit par des raisons d'intérêt particulier, lui représentaient et l'assuraient que les Allemands étaient consternés, qu'ils ne doutaient pas que l'orage ne tombât sur l'État de Milan; mais ne sachant pas certainement où ils auraient à se défendre, que leurs commandants n'avaient d'autres ordres que de se tenir sur leurs gardes, et lorsque l'entreprise serait déterminée, de secourir l'État que les Espagnols attaqueraient.

L'opinion publique était que l'armée d'Espagne devait attaquer cet État. Un des ministres de Savoie à Madrid assura son maître que, malgré le secret exact et rigoureux qu'on observait encore sur la destination de l'armée d'Espagne, il savait qu'elle débarquerait à Saint-Pierre-d'Arena et à Final. Albéroni lui avait cependant confié que depuis qu'il était appelé au ministère, il avait écrit et chiffré de sa main tout ce qui concernait les négociations et les affaires secrètes. Le cardinal ne fut pas trahi, en cette occasion. C'était le 11 juillet que le ministre du roi de Sicile avertit son maître que le débarquement se ferait à Saint-Pierre-d'Arena, et le 16 du même mois on sut à Turin par un courrier dépêché de Rome, que les Espagnols descendus en Sicile avaient pris la ville de Palerme.

Environ le même temps, l'amiral Bing commandant la flotte anglaise, arriva à Cadix. Aussitôt il déclara de la part du roi d'Angleterre que ses ordres étaient d'insister auprès du roi d'Espagne, pour en obtenir une suspension d'armes, et cessation de toutes hostilités, comme un moyen nécessaire pour avancer la négociation de la paix; que, si le débarquement des troupes espagnoles était déjà fait en tout ou en partie en Italie, il avait ordre d'offrir le secours de la flotte qu'il commandait pour les retirer en toute sûreté; qu'il offrait aussi la continuation de la médiation du roi son maître, pour concilier le roi d'Espagne avec l'empereur; que, si Sa majesté Catholique la refusant, attaquait les États que l'empereur possédait en Italie, ses ordres en ce cas l'obligeraient d'employer pour la défense de ces mêmes États et pour le maintien de la neutralité, les forces qu'il avait sous son commandement. Bing prétendait qu'une telle déclaration était fondée sur le traité signé à Utrecht, pour la neutralité de l'Italie, aussi bien que sur le traité de Londres signé le, 25 mai, entre l'empereur et le roi d'Angleterre. Les offres ni les menaces des Anglais n'ébranlèrent point le roi d'Espagne. Son ministre répondit que Bing pouvait exécuter les ordres dont il était chargé, et regardant comme rupture la déclaration que cet amiral avait faite, il écrivit à Monteléon qu'il était juste et raisonnable que tout engagement pris par le roi d'Espagne avec le roi d'Angleterre, fût rompu réciproquement; que Sa Majesté Catholique cessait donc d'accorder aux négociants Anglais les avantages qu'elle avait prodigués si généreusement en faveur de cette nation; que la conduite prescrite à l'amiral Bing était la seule cause d'un changement que le roi d'Espagne faisait à regret, et qu'ayant suivi son inclination particulière en distinguant les Anglais des autres nations par les grâces singulières qu'il leur avait faites, c'était aussi contre son gré qu'il en suspendait les effets, même dans un temps où Sa Majesté Catholique voulait, nonobstant les représentations du commerce de Cadix, accorder la permission que les ministres d'Angleterre avaient instamment sollicitée, pour le départ du vaisseau que la compagnie du Sud devait envoyer aux Indes. Les Anglais en avaient obtenu la faculté parle traité de paix conclu à Utrecht entre l'Espagne et l'Angleterre. Le roi d'Espagne n'avait pas jusqu'à cette année refusé l'exécution de cette condition. Il ne prétendait pas la refuser encore, mais seulement en différer l'effet jusqu'à l'année suivante, et la raison du délai était que le voyage serait inutile et infructueux, la contrebande ayant introduit en Amérique tant de marchandises d'Europe, que le commerce de Cadix jugeant de la perte qu'il y aurait pour les négociants d'envoyer aux Indes de nouvelles marchandises avant que les précédentes fussent vendues, avait obtenu sur ses remontrances que le départ des galions, serait différé jusqu'à l'année suivante. Le roi d'Espagne avait par la même raison remis aussi à l'autre année le départ du vaisseau Anglais, et, pour dédommager les intéressés, il avait résolu de leur permettre d'envoyer deux vaisseaux au lieu d'un seul. Enfin il était sur le point de porter l'indulgence plus loin, même au préjudice du commerce de Cadix, quand l'entrée de la flotté Anglaise changea ces dispositions.

Monteléon devait expliquer bien clairement aux négociants de Londres, intéressés dans le commerce de la mer du Sud, les intentions favorables du roi d'Espagne, et la raison qui les rendait inutiles. Il devait même chercher dans leurs maisons ceux qui n'auraient pas la curiosité de lui demander la cause d'un tel changement, et les en instruire. Albéroni se promettait de leur part quelque mouvement, si ce n'était un soulèvement général contre les ministres qui donnaient au roi d'Angleterre des conseils si pernicieux aux avantages du commerce de la nation: soit haine, soit défiance, il laissait peu de liberté à Monteléon sur l'exécution des ordres qu'il lui prescrivait. Les exhortations fréquentes de cet ambassadeur à la paix, ses représentations sur les maux que la guerre entraînerait étaient mal interprétées. Albéroni les regardait comme des preuves ou d'infidélité, ou tout au moins d'une fidélité très équivoque, et disait que c'était mal connaître le roi d'Espagne que de croire amollir ses résolutions par la terreur des périls, dont on prétendait en vain l'effrayer. Beretti, sans être estimé du cardinal, était bien plus de son goût. Il louait le zèle extrême de cet ambassadeur pour le service du roi son maître, et lui accordait de montrer au moins un bon coeur, persuadé cependant que si tes Hollandais résistaient jusqu'alors aux instances de la France et de l'Angleterre, on ne le devait pas attribuer aux négociations de Beretti, non plus qu'au crédit de ses prétendus amis, mais seulement à la sagesse de la république, trop prudente pour souscrire à des engagements dangereux, surtout dans une conjoncture très critique.

L'inaction des Provinces-Unies était tout ce qu'Albéroni désirait de leur part. Il avait espéré davantage des princes du nord, mais il commençait à se détromper des différentes idées qu'il avait formées sur les secours et sur les diversions du czar, du roi de Prusse et du roi de Suède; car il avait porté ses vues sur les uns et sur les autres, et désabusé de ces projets, il avouait qu'il n'entendait plus parler de ces princes qu'avec dégoût. Il se flattait de réussir plus heureusement en attaquant la France par elle-même; il entretenait dans le royaume des intelligences secrètes qu'il croyait capables d'allumer le flambeau de la guerre civile, et connaissant peu le crédit des conspirateurs, il attendait les nouvelles du progrès de leurs complots avec la même impatience que si leurs trames eussent dû faire triompher le roi d'Espagne de tous ses ennemis. Cellamare avait ordre de dépêcher des courriers pour instruire le roi son maître de tout ce qui regarderait cette affaire capitale. La conjoncture paraissait favorable aux désirs de ceux qui souhaitaient de voir régner la division en France; ils comptaient beaucoup sur le mécontentement du parlement de Paris, sur les vues qu'on lui attribuait de profiter d'un temps de faiblesse du gouvernement pour étendre l'autorité de cette compagnie. Ses entreprises, quand même elles ne réussiraient pas, seraient toujours autant de piqûres à l'autorité de la régence, et les corps dont le crédit [était] établi par une longue suite de temps, étaient, suivant l'opinion d'Albéroni, un puissant correctif au gouvernement despotique. Le temps lui paraissait un grand modérateur dans toutes les affaires, et savoir le gagner était un grand art. Un aventurier qui se faisait nommer le comte Marini, vint le trouver, envoyé, disait-il, par un autre aventurier danois qu'on nommait, le comte Schleiber, trop connu pour son honneur sous le règne du feu roi, Marini proposa, de concert avec son ami, une ligue entre le roi d'Espagne et le roi de Prusse.

Albéroni, en garde contre l'industrie de ces sortes de gens, avertit Cellamare que Marini partait pour Paris, et le pria d'éclaircir ce que c'était que cet aventurier et quelle foi on pouvait donner à ses paroles. Il est naturel à celui qui fait un grand usage d'espions de croire qu'on lui rend la pareille, et que plusieurs inconnus qui lui offrent ses services n'ont pour objet que de pénétrer ses secrets et d'en informer ceux qui les emploient. Les principales vues d'Albéroni étaient sur la succession du roi d'Espagne à la couronne de France; et quoiqu'il fût de la prudence de cacher ces vues avec beaucoup de soin, il ne put s'empêcher de dire un jour à un des ministres du roi de Sicile que, si le cas arrivait, le parti du roi d'Espagne en France serait plus fort que celui du régent.

La rupture entre les cours de Rome et de Madrid acheva d'éclater par l'ordre que le nonce reçut de la part du roi d'Espagne, au commencement de juillet, de sortir des États de Sa Majesté Catholique; et comme le motif de cet ordre était principalement le refus des bulles de l'archevêché de Séville pour le cardinal Albéroni, cette cause parut si légère que bien des gens crurent la chose concertée entre les deux cours uniquement pour cacher à l'empereur leur intelligence secrète. Mais ces politiques, comme il arrive souvent, se trompaient dans leurs raisonnements, et la rupture était sérieuse; le sort du pape était de passer le cours de son pontificat brouillé avec les premières puissances catholiques, la France, etc.

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