CHAPITRE XIV.

1718

Gouvernement de M. le Duc, mené par Mme de Prie, à qui l'Angleterre donne la pension de quarante mille livres sterling du feu cardinal Dubois. — Époque et cause de la résolution de renvoyer l'infante et de marier brusquement le roi. — Gouvernement du cardinal Fleury. — Chaînes dont Fleury se laisse lier par l'Angleterre. — Fleury sans la moindre teinture des affaires, lorsqu'il en saisit le timon. — Aventure dite d'Issy. — Fleury parfaitement désintéressé sur l'argent et les biens. — Lui et moi nous nous parlons librement de toutes les affaires. — Avarice sordide de Fleury, non pour soi, mais pour le roi, l'État et les particuliers. — Fleury met sa personne en la place de l'importance de celle qu'il occupe, et en devient cruellement la dupe. — Walpole, ambassadeur d'Angleterre, l'ensorcelle. — Trois objets des Anglais. — Avarice du cardinal ne veut point de marine, et, à d'autres égards, encore pernicieuse à l'État. — Il est personnellement éloigné de l'Espagne, et la reine d'Espagne et lui brouillés sans retour jusqu'au scandale. — Premiers ministres funestes aux États qu'ils gouvernent. — L'Angleterre ennemie de la France, à force titres anciens et nouveaux. — Intérêt de la France à l'égard de l'Angleterre. — Perte radicale de la marine, etc., de France et d'Espagne; l'empire de la mer et tout le commerce passé à l'Angleterre, fruits du gouvernement des premiers ministres de France et d'Espagne, avec bien d'autres maux. — Comparaison du gouvernement des premiers ministres de France et d'Espagne, et de leur conseil, avec celui des conseils de Vienne, Londres, Turin, et de leurs fruits. — Sarcasme qui fit enfin dédommager le chapitre de Denain des dommages qu'il a soufferts du combat de Denain.

Dubois mort ne laissa de regrets qu'à l'Angleterre. Les subsides établis continuèrent les quatre mois que M. le duc d'Orléans survécut. M. le Duc, bombardé en sa place par Fleury, ancien évêque de Fréjus, et précepteur du roi, qui compta faire de ce prince plus que borné un fantôme de premier ministre, et devenir lui-même le maître de l'État; M. le Duc, dis-je, fut un homme fait exprès pour la fortune de l'Angleterre, possédé aveuglément qu'il était par la marquise de Prie. Avec de la beauté, l'air et la taille de nymphe, beaucoup d'esprit, et pour son âge et son état de la lecture, et des connaissances, c'était un prodige de l'excès des plus funestes passions: ambition, avarice, haine, vengeance, domination sans ménagement, sans mesure, et depuis que M. le Duc fut le maître, sans vouloir souffrir la moindre contradiction, ce qui rendit son règne un règne de sang et de confusion. Les Anglais, bien au fait de notre intérieur, se hâtèrent de la gagner, et moyennant la même pension qu'avait d'eux le cardinal Dubois, tout fut bientôt conclu. Ils ne perdirent donc rien en perdant le cardinal Dubois, tant que dura le ministère de M. le Duc qui, mené par cette Médée, marcha totalement sur les traces de Dubois, par rapport à l'Angleterre. Le bonheur de cette couronne fut tel que bientôt après M. le Duc crut avoir grand besoin, d'elle. Le roi tomba malade, et quoique le mal ne fût pas menaçant et qu'il finit en peu de jours, M. le Duc en fut tellement effrayé qu'il se releva une nuit tout nu, en robe de chambre, et monta dans la dernière antichambre du roi de l'appartement bas de feu Monseigneur, où M. le duc d'Orléans était mort, et que M. le Duc avait eu ensuite. Il était seul une bougie à la main. Il trouva Maréchal qui passait cette nuit-là dans cette antichambre, qui me le conta peu de jours après, et qui, étonné de cette apparition, alla à lui et lui demanda ce qu'il venait faire. Il trouva un homme égaré, hors de soi, qui ne put se rassurer sur ce que Maréchal lui dit de la maladie, et à qui enfin d'effroi et de plénitude, il échappa: « Que deviendrais-je, répondant entre haut et bas à son bonnet de nuit; je n'y serai pas repris s'il en réchappe; il faut le marier. » Maréchal avec qui il était seul à l'écart ne fit pas semblant de l'entendre; il tâcha de lui remettre l'esprit, et le renvoya se coucher. Ce fut l'époque du renvoi de l'infante. M. le Duc en a voit indignement usé avec le fils de feu M. le duc d'Orléans, qui l'avait comblé de considération et de grâces, et y avait eu beau jeu et à bon marché avec [ce] prince. Il redoutait comme la mort de se voir soumis à lui; et, pour l'éviter, il voulut mettre le roi en état d'avoir promptement des enfants. Ainsi, faisant à l'Espagne une aussi cruelle injure, que la tromperie jusqu'au moment et la manière de l'exécution rendirent encore plus sensible, il compta bien sur une haine irréconciliable, et se jeta de plus en plus à l'Angleterre.

Son règne trop violent pour durer, se termina comme on sait par n'avoir pu se résoudre à se séparer de Mme de Prie, ni elle à laisser gouverner Fleury qui se lassa d'avoir compté vainement d'en avoir la réalité, et d'en laisser à M. le Duc la figure et, l'apparence. Ce prince succéda à M. le duc d'Orléans à l'instant de sa mort, le 23 décembre 1723, et finit le lundi de la Pentecôte 1726, par l'ordre que lui porta le duc de Charost, capitaine des gardes du corps, un moment après que le roi fut parti de Versailles pour aller à Rambouillet, de se retirer sur-le-champ à Chantilly, où il alla à l'heure même accompagné par un lieutenant des gardes du corps.

Le cardinal Fleury, qui ne l'était pas encore, mais qui le devint six semaines ou deux mois après, prit donc le jour même les rênes du gouvernement, et ne les a quittées avec la vie que tout à la fin de janvier 1743. Jamais roi de France, non pas même Louis XIV, n'a régné, d'une manière si absolue, si sûre, si éloignée de toute contradiction, et n'a embrassé si pleinement et si despotiquement toutes les différentes parties du gouvernement, de l'État et de la cour, jusqu'aux plus grandes bagatelles. Le feu roi éprouva souvent des embarras par la guerre domestiqué de ses ministres, et quelquefois par les représentations de ses généraux d'armée et de quelques grands distingués de sa cour. Fleury les tint tous à la même mesure sans consultation, sans voix de représentation, sans oser hasarder nul débat entre eux. Il ne les faisait que pour recevoir et exécuter ses ordres; sans la plus légère réplique, pour les exécuter très ponctuellement et lui en rendre simplement compte sans s'échapper une ligne au delà, et sans que pas un d'eux ni des seigneurs de la cour, des dames ni des valets qui approchaient le plus du roi, osassent proférer une seule parole à ce prince de quoi que ce, soit, qui ne fût bagatelle entièrement indifférente. Comment il gouverna, c'est ce qui dépasse de loin le temps que ces Mémoires doivent embrasser. Je dirai seulement ici ce qui fait la suite nécessaire de cette digression.

Il trouva le gouvernement entièrement monté au ton de l'Angleterre, et un ambassadeur de cette couronne bien plus mesuré, mais aussi bien plus habile que n'avait été Stairs, auquel il avait succédé. C'était Horace Walpole, frère de Robert, qui gouvernait alors principalement en Angleterre. La partie n'était pas égale entre eux. Horace, nourri dans les affaires comme le sont tous les Anglais, mais de plus, frère et ami de celui qui les conduisait toutes, qui les consultait avec lui de longue main, et qui le dirigeait de Londres, étaient l'un et l'autre deux génies très distingués. Je dirai seulement qu'il avait passé sa vie d'abord dans l'intimité, après à se pousser et à faire sa cour à tout le monde, puis dans les ruelles, les parties, les bonnes compagnies, loin de toute étude, de toute affaire, de toute espèce d'application; enfin évêque, de la manière qu'on l'a vu dans ces Mémoires, et depuis qu'il le fut confiné quelquefois dans un trou solitaire, tel qu'est Fréjus, mais la plupart du temps dans les bonnes villes et les meilleures maisons de la Provence et du Languedoc avec la bonne compagnie, dont il se fit toujours désirer. Il n'avait donc pas la plus légère notion d'affaires, lorsqu'il prit tout à coup le timon de toutes. Il avait alors soixante-douze ou soixante-treize ans, et de ce moment, il en fut toujours moins occupé, quoiqu'il en disposât seul et uniquement de toutes, que de se maintenir dans cette autorité, et de la porter au comble où, dix-huit ans durant, on l'a vue sans le plus petit nuage. Le léger travail de M. le Duc avec le roi lorsqu'il était premier ministre, où Fleury s'était introduit en tiers d'abord, n'avait pu lui donner la moindre teinture d'affaires. Il ne s'y agissait que des grâces à distribuer, en présenter la liste toute faite, en dire deux mots fort courts, car M. le Duc n'avait pas le don de la parole, et faire mettre le bon du roi au bas de la feuille. Cela donnait lieu seulement à Fleury de dire quelque chose surs les sujets et de l'emporter quelquefois aussi quand il s'agissait de bénéfices.

M. le Duc, peut-être mieux Mme de Prie, qui le gouvernait et qui était elle-même conduite par les Pâris, s'ennuya de ce témoin unique de ce travail, et pour s'en défaire pratiqua un jour, qu'au moment que M. le Duc allait arriver pour le travail, et que le cardinal était déjà entré, le roi prit son chapeau, et sans rien dire au cardinal s'en alla chez la reine qu'il trouva dans son cabinet, qui l'attendait avec M. le Duc. Le cardinal demeura seul plus d'une heure dans le cabinet du roi à se morfondre. Voyant le temps du travail bien dépassé il s'en alla chez lui, envoya chercher son carrosse et s'en alla coucher à Issy au séminaire de Saint-Sulpice, où il s'était fait une retraite pour s'y reposer quelquefois. En attendant son carrosse il écrivit au roi en homme piqué, et très résolu de partir sans le voir pour s'en aller pour toujours dans ses abbayes. Il l'envoya à Nyert, premier valet de chambre en quartier. Quelque temps après le roi revint chez lui et Nyert lui donna la lettre. Les larmes, car, il était bien jeune, le gagnèrent en la lisant, il se crut perdu n'ayant plus son précepteur, et s'alla cacher sur sa chaise percée. Le duc de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre en année, arriva là-dessus. Nyert lui conta ce qui était arrivé du travail, de la lettre, des larmes, et de la fuite sur la chaise percée. Le duc de Mortemart y entra et le trouva dans la plus grande désolation. Il eut peine à tirer de lui ce qui l'affligeait de la sorte. Dès qu'il le sut, il représenta au roi qu'il était bien bon de pleurer pour cela, puisqu'il était le maître d'ordonner à M. le Duc d'envoyer de la part de Sa Majesté chercher Fleury, qui sûrement ne demanderait pas mieux, et dans l'extrême embarras où il vit le roi là-dessus, il s'offrit d'en aller porter sur-le-champ l'ordre à M. le Duc. Le roi délivré sur l'exécution l'accepta, et le duc de Mortemart alla tout aussitôt chez M. le Duc qui se trouva fort étourdi, et qui après une courte dispute obéit à l'ordre du roi. Comme la chose était arrivée avant le soir sur la fin de l'après-dînée elle fit grand bruit et force dupes, car on ne douta pas que Fleury ne fût perdu et chassé sans retour, qui n'eût été cardinal ni premier ministre de sa vie, si M. le Duc l'eût fait paqueter sur le chemin d'Issy et fait gagner pays toute la nuit. Le roi aurait bien pleuré, mais la chose serait demeurée faite; M. de Mortemart n'aurait pas porté l'ordre à temps. Après cet éclat il fallait que l'un chassât l'autre. L'un était prince du sang, premier ministre et sur les lieux, tandis que l'autre, sans nul appui courait la poste, ou pour le moins les champs vers un exil. Qui que ce soit n'eût osé faire tête à M. le Duc, ni peut-être voulu quand on l'aurait pu, et l'un demeurait perdu et l'autre pour toujours le maître. Voici pourquoi je raconte ici cette anecdote, qui outrepasse le temps que ces Mémoires doivent embrasser. Walpole, averti de tout à temps, le fut de cette aventure; il ménageait Fleury comme un homme qui pointait, et que l'amitié de mie pouvait conduire loin. Il alla sur-le-champ à Issy, et par cette démarche se dévoua personnellement le cardinal à un point qui est inexprimable, et dont je ne puis douter comme on va le voir.

Fleury était incapable non seulement d'accepter des présents et des pensions étrangères, mais hors de toute mesure qu'on osât lui en présenter. Ce ne fut donc pas cette voie qui le gagna, c'est peu dire, qui le livra à l'Angleterre, et encore sans penser à elle ni à l'intérêt de cette couronne, et c'est ce qu'il faut maintenant expliquer. Pour le bien faire il faut dire ici que je fus toujours en usage que lui et moi nous nous parlions de tout. Il trouva toujours très bon que je lui demandasse à quoi il en était avec telle ou telle puissance; il m'y répondait toujours franchement et avec détail. Très ordinairement aussi il m'en parlait le premier, si bien même qu'allant chez lui pour lui parler de choses qui me regardaient, et craignant d'y être interrompu, faute de temps, par l'heure pour lui d'aller chez le roi, ou par quelque autre nécessité semblable, je lui fermais souvent la bouche sur les affaires, en lui disant que j'étais là pour les miennes, que je craignais de manquer de temps, et qu'après que je lui aurais expliqué ce qui m'amenait, je serais ravi d'apprendre ensuite ce qu'il voudrait bien me dire; et en effet, quand j'avais achevé, il revenait à me parler d'affaires d'État, quelquefois de cour, mais jamais qu'en récit, en raisonnements de sa part et de la mienne, sans rien qui approchât de la consultation. Cela suffit ici; on pourra voir dans la suite ce qui m'avait mis et établi dans cette stérile confiance. J'ajouterai seulement que jamais en aucun temps ni moment son cabinet ne me fut fermé, et qu'à moins de cause majeure et rare c'était toujours moi qui le quittais; qu'il ne me montra jamais qu'il trouvât que c'était assez demeurer avec lui, et que souvent il me retenait, me demandait pourquoi je m'en allais, causait en me suivant à la porte, et assez souvent encore quelque peu debout devant la porte avant de l'ouvrir.

Ce ministre tourna une vertu en défaut que je lui ai souvent reproché. La vie pauvre qu'il avait menée jusqu'à son épiscopat, car il avait d'ailleurs très peu de bénéfices, celle surtout qu'il avait menée dans sa jeunesse dans les collèges et les séminaires, l'avait accoutumé à une vie dure, à se passer de tout, et à une grande épargne; mais cette habitude n'avait point dégénéré en, lui comme en presque tous ceux qui sortent d'une longue pauvreté, surtout destituée de naissance, en soif d'argent, de biens, de bénéfices, d'entasser et d'accumuler des revenus, ou en avarice crasse et sordide. C'était l'homme du monde qui se souciait le moins d'avoir, et qui, maître de se procurer tout ce qu'il aurait voulu, s'est le moins donné, comme il y a paru dans tout le cours de son long et toujours tout-puissant ministère. Mais avec ce désintéressement personnel et cette simplicité même portée trop loin, de table, de maison, de meubles et d'équipages, et libéral du sien aux pauvres, à sa famille, même à quelques amis, sans faire pour soi le moindre cas de l'argent, il l'estima trop en lui-même, et non content d'une sage et discrète économie, choqué à l'excès des profusions des ministères qui avaient précédé le sien, il tomba dans une avarice pour l'État et pour les particuliers, dont les suites ont été très funestes. Quelque curieux et important que cela soit, ce n'est pas ici le lieu de traiter cette matière, qui peut-être se pourra retrouver ailleurs. Il suffit de dire ici qu'il excellait aux ménages de collège et de séminaire, et qu'on pardonne ce mot bas, au ménage des bouts de chandelle, parce qu'à la lettre il a fait pratiquer ce dernier, dont le roi pourtant se lassa, dans ses cabinets, et dont un malheureux valet se rompit le cou sur un degré du grand commun. Un autre défaut encore trop commun à ceux qui occupent de grandes places, et qui a mené le cardinal Fleury bien loin, sans s'en être pu corriger par les fatales expériences, c'est qu'il prenait aisément les hommages, les avances, les louanges, les fausses protestations des étrangers et des souverains, pour réels et pour estime, de sa personne, pour confiance en lui, même pour amitié véritable, sans songer qu'il ne les devait qu'à l'importance de sa place et au besoin qu'ils avaient de lui, ou [au] désir de le gagner et de le tromper, comme il l'a été de presque toutes les puissances de l'Europe l'une après l'autre.

Pensant et agissant de la sorte, Walpole, qui en savait bien plus que lui, se le dévoua et au gouvernement d'Angleterre. Il joignit à ses adorations, à ses hommages, à son air de respect, d'attachement et d'admiration personnels, ceux de son frère qui gouvernait l'Angleterre, et tous deux parvinrent à le persuader qu'ils ne se gouvernaient que par ses conseils. Leur grand objet était triple, et ils le remplirent triplement et complètement: empêcher que la France ne relevât sa marine et leur donnât d'inquiétude sur Dunkerque, etc., et se conserver par là l'empire de la mer et du commerce, en sapant doucement ce qui nous en restait; tenir la France et l'Espagne en jalousie et mal ensemble, tant par celle de toute l'Europe de l'union des deux branches royales, et de ses suites, que pour saper aussi le commerce d'Espagne de plus en plus, et à continuer à s'établir à ses dépens et à sa ruine dans les Indes; enfin par rapport à Hanovre et autres États du roi Georges en Allemagne, se rendre considérables à l'empereur par disposer à son égard de la France: tous ces trois points furent aisés à Walpole. Indépendamment de ses manèges auprès du cardinal, l'avarice de celui-ci l'empêcha non seulement de vouloir rien écouter sur le rétablissement de la marine; mais elle le poussa à tous les ménages qui en achevèrent la destruction. Pour le commerce, la crainte de blesser les Anglais qu'il croyait gouverner faisait avorter les mesures et les propositions les plus sages, et lui fermait les oreilles aux plaintes les plus criantes, dont j'ai vu sans cesse Fagon désolé, qui était un conseiller d'État très distingué, mon ami, qui avait deux fois refusé la place de contrôleur général, qui avait grande autorité dans les finances et qui était à la tête du commerce, par qui j'en ai su des détails infinis.

L'article de l'Espagne ne fut pas plus difficile. Comme je ne dis que ce que je sais, et, que j'avoue sans honte, et pour l'amour de la vérité ce que j'ignore, je suivrai ici la même route. Dès l'entrée du cardinal dans les affaires, il s'éleva des nuages entre l'Espagne et lui personnellement, dont j'ai toujours ignoré la cause, quoique j'aie tâché de la découvrir. Ces nuages allèrent toujours croissant, et mirent enfin un mur de séparation personnelle entre la reine d'Espagne et lui, qui monta jusqu'à l'aversion des deux côtés, et réciproquement peu ménagés jusqu'à l'indécence. J'ai toujours cru que le renvoi de l'infante en était la source, qui en effet n'eût pu se faire sans lui, quoique M. le Duc eût enfin fait sa paix apparente par l'abbé de Montgon, qu'il envoya en Espagne, exprès sous une autre couleur. Mais ces choses, qui ne sont pas de l'espace de ces Mémoires, nous mèneraient ici trop loin. On peut juger que Walpole, trouvant de telles dispositions, à l'égard de l'Espagne, n'eut pas de plus grand soin que de jeter de l'huile sur ce feu; et il eut la joie sous tout ce ministère de voir la France et l'Espagne intérieurement dans le plus funeste éloignement, quoi que l'Espagne pût quelquefois faire, et qu'osassent doucement hasarder le peu de gens qui, pouvant quelquefois dire quelque mot au cardinal, pensaient que le plus essentiel intérêt de la France, comme le plus véritable, était l'union intime avec l'Espagne, comme il m'est souvent et toujours inutilement arrivé. Ces deux points gagnés, le dernier n'était pas difficile, et les Anglais parvinrent aisément à lui persuader que ce n'était que par eux qu'il pouvait amener l'empereur aux choses qui conviendraient à la France, tellement, qu'enivré de leur encens et de leur discours, il se conduisit entièrement à leur gré sur toutes choses, jusqu'à ce qu'après plusieurs années ils le méprisèrent, parce qu'ils n'en avaient plus besoin, et qu'ils avaient formé aux dépens de la France des alliances qui leur convenaient davantage. Ils passèrent donc pour flatter les Anglais et leurs nouveaux confédérés jusqu'à montrer en plein parlement les lettres qu'ils avaient gardées de lui, et en faire des dérisions publiques. Souvent j'avais hasardé de lui parler de marine, de commerce et de cet abandon aux Anglais, nos plus ardents et invétérés ennemis; car les torys qui nous avaient sauvés sous la reine Anne, étaient en butte aux whigs depuis sa mort et anéantis, et l'abbé Dubois, secondé de Canillac et du duc de Noailles, les avait fait abandonner publiquement et sacrifier par M. le duc d'Orléans. C'étaient donc ceux qui avaient appelé le roi Guillaume et la ligue protestante, c'est-à-dire les plus envenimés ennemis de la France, qui régnaient en Angleterre, et qui depuis la mort du feu roi gouvernaient la France à leur plaisir. Quand je pressais le cardinal Fleury. « Vous n'y êtes pas, me répondait-il avec un sourire de complaisance. Horace Walpole est mon ami personnel. Il est le seul qui ait osé me venir voir à Issy, lorsque j'y étais prêt à partir me retirer dans mes abbayes. Il a toute confiance en moi. Croiriez-vous qu'il me montre les lettres qu'il reçoit d'Angleterre, et toutes celles qu'il y écrit, que je les corrige, et que souvent je les dicte. Je sais bien ce que je fais. Son frère a la même confiance. Il faut laisser dire que je m'abandonne à eux, et moi je vous dis que je les gouverne, et que je fais de l'Angleterre tout ce que je veux. » Jamais il n'a pu se mettre dans l'esprit qu'un ministre d'Angleterre ne risquait rien de l'aller voir à Issy. S'il était chassé, c'était un coup d'épée dans l'eau, qui ne mettait Walpole en nulle crise de M. le Duc, sous la coupe duquel il ne pouvait être en aucune sorte; et si le cardinal était rappelé, comme il arriva, c'était s'être fait un mérite auprès de lui sans le moindre risque et à très grand marché. Il put aussi peu se déprendre de l'opinion qu'il gouvernait les Walpole, qu'après l'éclat dont je viens de parler, qui le mit au désespoir d'une telle duperie, mais dont il se garda bien de se plaindre à moi ni à personne, et moi aussi de lui en parler depuis.

De tout ce récit abrégé de la fortune de l'Angleterre par l'abbé Dubois, puis par Mme de Prie sous M. le Duc, enfin du temps du cardinal Fleury en France et de ce qui s'est passé en Espagne sous Albéroni et ses successeurs, tous gens, et en France et en Espagne, qui, par le néant de leur naissance et par leur isolement personnel, n'étaient pas pour prendre grand intérêt à l'État qu'ils ont gouverné, ni pour être touchés d'aucun autre que du leur propre sans le plus léger balancement ni remords, on voit de quel funeste poison est un premier ministre à un royaume. Soit par intérêt, soit par aveuglement, quel qu'il soit, il tend avant tout et aux dépens de tout à conserver, affermir, augmenter sa puissance; par conséquent son intérêt, ne peut être celui de l'État qu'autant qu'il peut concourir ou compatir avec le sien particulier. Il ne peut donc chercher qu'à circonvenir son maître, à fermer tout accès à lui, pour être le seul qui lui parle et qui soit uniquement le maître de donner aux choses et aux personnes le ton et la couleur qui lui convient, et pour cela se rendre terrible et funeste à quiconque oserait dire au roi le moindre mot qui ne fût pas de la plus indifférente bagatelle. Cet intérêt de parler seul et d'être écouté seul lui est si cher et si principal, qu'il n'est rien qu'il n'entreprenne et qu'il n'exécute pour s'affranchir là-dessus de toute inquiétude. L'artifice et la violence ne lui coûtent rien pour perdre quiconque lui peut causer la moindre jalousie sur un point délicat, et pour donner une si terrible leçon là-dessus, que nul sans exception ni distinction n'ose s'y commettre. Par même raison, moins il est supérieur en capacité et en expérience, moins veut-il s'exposer à consulter, à se laisser représenter, à choisir sous lui de bons ministres, soit pour le dedans, soit pour le dehors. Il sent qu'ayant un intérêt autre que celui de l'État, il réfuterait mal les objections qu'ils pourraient lui faire, parce que son opposition à s'y rendre viendrait de cet intérêt personnel qu'il veut cacher; c'est par cette raison et par celle de craindre d'être jamais pénétré qu'il ne veut choisir que des gens bornés et sans expérience; qu'il écarte tout mérite avec le plus grand soin; qu'il redoute les personnes d'esprit, les gens capables et d'expérience; d'où il résulte qu'un gouvernement de premier ministre ne peut être que pernicieux. Je ne fais ici qu'écorcher la matière que j'aurai lieu ailleurs d'étendre davantage; venons au point qui m'a engagé à cette digression; il est bien court, bien fatal. Le voici :

L'expérience de plusieurs siècles doit avoir appris ce qu'est l'Angleterre à la France; ennemie de prétentions à nos ports et à nos provinces, ennemie d'empire de la mer, ennemie de voisinage, ennemie de commerce, ennemie de colonies, ennemie de forme de gouvernement; et cette mesure comblée par l'inimitié de la religion, par les tentatives d'avoir voulu rétablir la maison Stuart sur le trône malgré la nation, ce qu'elle a de commun avec le reste de l'Europe, ce qui l'a unie avec les autres puissances contre la nôtre, et qui en maintient l'union; la jalousie extrême de voir l'Espagne dans la maison de France, et la terreur que toute l'Europe conçoit de ce que pourrait l'union des deux branches royales pour leur commune grandeur, si elles avaient être guidées par la sagesse de l'esprit, qui a sans cesse présidé aux conseils des deux branches couronnées de la maison d'Autriche en Allemagne et en Espagne, et qui les a portées à un tel degré de grandeur et de puissance malgré la vaste séparation de leurs États, inconvénient qui l'a sans cesse embarrassée, et qui ne se trouve point entre la France et l'Espagne dont les terres et les mers sont contiguës. La même expérience apprend aussi que la France a toujours eu tout à craindre de l'Angleterre tant qu'elle a été paisible au dedans; que la France même, sans s'en mêler, a tiré les plus grands avantages des longues et cruelles divisions de la Rose blanche et de la Rose rouge, et depuis, des secousses par intervalles que l'autorité et les passions de Henri VIII y ont, causées; enfin des longs troubles qui y ont porté Cromwell à la suprême puissance. Marie a peu régné, et dans l'embarras de rétablir la religion catholique après le court règne de son frère mineur. Élisabeth, cette reine si fameuse, était personnellement amie de Henri IV, et d'ailleurs, elle ne laissait pas de se trouver embarrassée de l'Écosse, de l'Irlande même, et de son sexe encore avec des sujets qui la pressaient de se marier, n'osant les refuser, et ne voulant pourtant partager son trône avec personne. La faiblesse de Jacques Ier, sa maladie d'être auteur et d'exceller en savoir, sa passion pour la chasse, son dégoût pour les affaires, empêchèrent de son temps l'Angleterre d'être redoutable. Son petit-fils, rétabli après de si étranges révolutions, était ami personnel du feu roi, et eut pourtant la main forcée par son parlement pour lui déclarer la guerre, et eut beaucoup de mouvements domestiques à essuyer. Du court règne de Jacques II, ce n'est pas la peine d'en parler. La France a cruellement senti tout le règne de Guillaume; et, si les fins de celui de la reine Anne l'en ont consolée, ce n'a pas été sans le payer chèrement par Dunkerque, et toutes les entraves de cette côte mise à découvert. On voit de plus quel fut l'esprit des Anglais à son égard après la paix, et en haine de là paix. Il n'y a qu'à lire ce que Torcy en rapporte et qu'on trouvera ici dans les Pièces.

Il est donc clair que l'intérêt sensible de la France, est autant qu'elle le peut sagement, d'exciter et d'entretenir les troubles domestiques parmi une nation qui y est elle-même si portée. C'est ce que le feu roi projetait, et que la mort l'empêcha d'exécuter. Tout était prêt. Il n'y avait qu'à suivre, lorsque l'intérêt de l'abbé Dubois l'empêcha par Canillac et par le duc de Noailles. Il n'y a qu'à lire ce qui est rapporté dans ces Mémoires, d'après Torcy, sur les affaires étrangères pour voir que l'Angleterre fût continuellement agitée dans l'intérieur, qu'elle avait tout à craindre de l'entreprise, d'une révolution, à laquelle la position de la France à son égard pouvait donner le plus grand branle; que l'Angleterre avait infiniment plus besoin de la France que la France de l'Angleterre; que cette dernière le sentait parfaitement, et payait de l'audace de Stairs et, de l'artifice de ceux qu'ils avaient gagnés auprès du régent, et que depuis que l'abbé Dubois eut pris le grand vol dès son premier passage en Angleterre, cette dernière couronne n'eut plus, non seulement rien à craindre de la France, mais lui commanda despotiquement par l'intérêt de l'abbé Dubois, par celui de Mme de Prie ensuite, enfin par l'avarice si mal entendue du cardinal de Fleury pour la marine, et sur le reste par l'ensorcellement que Horace Walpole eut l'art de lui jeter. Dans tous ces temps, on a pu troubler l'Angleterre par le prétendant, comme on peut en tirer les preuves des extraits des lettres faits par Torcy et depuis la régence encore. En aucun temps on en a jamais fait que de misérables et très rares semblants. L'affaire infâme de Nonancourt déshonorera toujours le temps où elle arriva; et l'entreprise échouée du prince de Galles, en 1746, est une chose qui ne peut avoir de nom.

Ce qui résulte de tout ce qu'on vient de voir, c'est que la marine de France se trouve radicalement détruite, son commerce par conséquent, tous les magasins épuisés, les constructions impossibles; qu'elle ne peut hasarder de vaisseaux à la mer qu'ils ne soient pourchassés en quelque endroit que ce soit, de toute la vaste étendue des mers de l'un et de l'autre monde; que ses ports et ses côtes sont exactement bloqués, ses meilleures colonies enlevées, ce qui lui en reste très menacé et à la discrétion des Anglais, quand il leur plaira d'en prendre sérieusement la peine. Nul contrepoids à la puissance maritime de l'Angleterre, qui couvre toutes les mers de ses navires. La Hollande, qui en gémit intérieurement, n'ose pas même le montrer. L'Espagne ne pourra de longtemps se relever de la fatale assistance que nous avons prêtée à l'Angleterre de ruiner sa marine et d'estropier son commerce et ses établissements des Indes; et il faudrait à la France trente ans de paix et du plus sage gouvernement pour remonter sa marine au point que Colbert et Seignelay l'ont laissée. C'est, avec bien d'autres maux, ce que la France doit aux premiers ministres qui l'ont gouvernée depuis la mort du feu roi. Ainsi l'Angleterre triomphe de notre ineptie. Tandis qu'elle étourdit le monde de ce grand mot de contre-poids et d'équilibre de puissance en Europe, elle a usurpé le plein empire de toutes les mers et de tout commerce. L'abondance des richesses qu'elle en retire la met en état d'exécuter tout ce qui lui convient, et de payer la reine de Hongrie, la Hollande, le roi de Sardaigne contre la France, de faire renaître une seconde maison d'Autriche des cendres de la première, et de faire à la France la plus cruelle guerre, en laquelle le cardinal Fleury s'est imbécilement laissé engager par l'intérêt d'un très simple particulier (Belle-Ile), qu'il haïssait, et dont il se défiait, sans que contre tant de puissances ennemies on puisse encore apercevoir une fin possible, ni à quel prix la France pourra obtenir la paix, après des victoires et des conquêtes qui ne l'en éloignent guère moins que n'ont fait les tristes et profondes pertes qu'elle a faites en Allemagne et en Italie [8] .

Comparons maintenant le gouvernement de nos ennemis avec le nôtre, et tâchons de voir enfin la source déplorable de nos malheurs. La France et l'Espagne, gouvernées par des gens de robe et de peu, ensuite par des premiers ministres encore moindres; les uns et les autres en garde continuelle contre la naissance, l'esprit, le mérite, l'expérience, uniquement occupés à les écarter, et de leur cabinet à gouverner ceux qu'ils employaient au dehors, et à commander les armées. Je n'en dis pas davantage, et je renvoie sur cette importante matière à ce qui s'en trouve ici sur le règne du feu roi, et à ce qui vient d'être courtement dit des premiers ministres, qui depuis sa mort ont gouverné la France et l'Espagne. Les cours de Turin, de Londres et de Vienne ont le bonheur de détester de tout temps cette sorte de gouvernement; les premiers ministres y sont inconnus depuis des siècles, et la robe y est avec l'honneur qu'elle mérite dans les fonctions qui lui sont propres; mais la nécessité de porter un rabat pour être capable de toutes les parties civiles, politiques, militaires du gouvernement, privativement à toute autre condition et profession, est une gangrène dont ces cours n'ont jamais été susceptibles, et dont notre fatal exemple les saura de plus en plus préserver.

Ces puissances n'emploient dans leurs conseils que, des gens de qualité, et le plus qu'il se peut distinguée, persuadées qu'elles sont que la noblesse des sentiments et l'attachement à la prospérité de l'État auquel ils tiennent par leur naissance, leurs terres, leurs alliances, leur état en tout genre, est un gage certain de leur conduite qui les éloigne de l'indifférence pour le général, et de l'ardeur pour la fortune prompte et particulière, des nuisibles efforts de rapide élévation dont l'honneur et la position des personnes de qualité les préserve. On s'y garde bien des choix au hasard, surtout de confier les plus importants ministères à qui n'en a aucune notion. Ces cours qui n'ont jamais été tachées de la pernicieuse persuasion que leur pouvoir et leur prospérité consiste à faire que tout soit peuple, et peuple ignorant et sans émulation, sont au contraire appliquées à essayer des sujets pour les divers ministères de toutes les parties du gouvernement, à les employer par degrés dans le civil et le politique, comme dans le militaire, à laisser promptement tomber les ineptes, à pousser les autres, suivant leurs talents, à ne laisser pas languir ceux qui montrent valoir dans la lenteur des degrés et des grades; et par cette conduite elles ont toujours à choisir pour le grand en tout genre. Avant les malheurs de Lintz, de Prague, etc., que serait devenue la reine de Hongrie, réduite à quitter Vienne, si son conseil ou plutôt ses conseils avaient été uniquement composés de quatre ou cinq ministres de l'espèce du nôtre? Les siens, attachés de père en fils à sa maison par leurs alliances, par leurs terres, par leur état qui se perdait avec le sien, tous généraux d'armée ou expérimentés en maniement d'affaires, tous en dignités et en considération par leur naissance, se sont surpassés en efforts pour la soutenir, et de la situation la plus désespérée l'ont ramenée à celle où on la voit aujourd'hui par leur science politique et militaire, et par l'autorité de leur naissance, de leurs alliances, de leur crédit dans les provinces héréditaires et dans le reste de l'Allemagne. Je n'irai pas plus loin dans une matière également importante et inutile. Théorie, comparaison, expérience, tout en montre l'importance; et le pli fatal que la France a pris là-dessus, l'inutilité d'espérer un changement si salutaire. Le fil des choses m'a naturellement emporté à cette digression, et la douleur de la situation présente de la France à n'en pas taire les causes. À mon âge et dans l'état où est ma famille, on peut juger que les vérités que j'explique ne sont mêlées d'aucun intérêt. Je serais bien à plaindre, si c'était par regret d'être demeuré oisif depuis la mort de M. le duc d'Orléans. J'ai appris dans les affaires que s'en mêler n'est beau et agréable qu'au dehors, et de plus, si j'y étais resté, à quelles conditions? et il serait temps de m'en retirer à présent où je n'aurais plus qu'à envisager le compte que j'aurais à en rendre à celui qui domine le temps et l'éternité, et qu'il demandera bien plus rigoureusement aux grands effectifs et aux puissants de ce monde, qu'à ceux qui se sont mêlés de peu ou de rien.

Avant de prendre sérieusement la suite de ces Mémoires où cette digression l'a interrompue, je ne veux pas oublier une bagatelle, parce qu'elle caractérise M. le duc d'Orléans, et qu'elle m'a échappé et m'échapperait encore si je ne la saisissais dans cet intervalle de choses, au moment qu'elle me revient dans l'esprit. La dernière année de la vie du feu roi, le chapitre de Denain députa deux de ses chanoinesses pour venir représenter ici les dommages et la ruine que leurs biens et leur maison avait souffert du combat qui s'était donné chez elles, et dont la victoire fut le commencement de la résurrection de la France. Je les avais souvent vues dans les tribunes à la messe du roi, et su qui elles étaient et pourquoi venues. Mme de Dangeau les protégea, mais le roi mourut sans qu'on eût songé à elles. La régence formée, elles s'adressèrent aux maréchaux de Villeroy et de Villars, et au duc de Noailles, parce que leur demande allait aux finances à cause de la guerre. Elles frappèrent encore à d'autres portes inutilement plus d'un an, et souvent, à ce qu'elles m'ont dit depuis, très mal reçues et éconduites. Lassées d'un séjour si long, si infructueux et si coûteux pour l'état où elles étaient, et voulant apparemment ne laisser rien qu'elles n'eussent tenté, elles vinrent me parler. L'une s'appelait Mme de Vignacourt, l'autre Mme d'Haudion. Je les reçus avec l'ouverture qu'on doit à des personnes pressées et malheureuses, et avec la politesse et les égards que leur naissance et leur état demandait. Elles en furent assez surprises pour que je le pusse remarquer; c'est qu'elles n'y avaient pas été accoutumées, à ce qu'elles me dirent depuis, par ceux à qui elles s'étaient auparavant adressées, et j'en fus d'autant plus étonné du duc de Noailles particulièrement, qu'encore que sa naissance n'ait pas besoin d'appuis, il montre le cas qu'il fait de la bricole un peu fâcheuse de l'alliance de Vignacourt par le portrait en pied qu'il a chez lui, en grand honneur et montre, d'un des deux grands maîtres de Malte du nom de Vignacourt, qui étaient oncles de Française de Vignacourt qui, faute de bien apparemment, épousa Antoine Boyer, dont elle eut Louise Boyer, mère du cardinal, du bailli, et du maréchal de Noailles, et de la marquise de Lavardin, femme d'une rare vertu et d'un singulier mérite, qui a été l'unique mais forte mésalliance des aînés de Noailles de père en fils. Elle était sueur de la vieille Tambonneau, dont j'ai parlé ici en son temps, et de Mme de Ligny dont le mari était aussi fort peu de chose, et qui fut mère de la princesse de Fürstemberg, dont j'ai parlé aussi. Pour revenir aux chanoinesses, je m'instruisis de leur affaire; j'en rendis compte à M. le duc d'Orléans, et lui représentai la justice de leur demande, le mérite de son origine, qui avait commencé le salut de l'État chancelant, l'indécence d'une si longue poursuite et la réputation bonne ou mauvaise qui en résultait dans le pays étranger. J'ajoutai ce qu'il y avait à dire sur la considération du chapitre et du besoin pressant de ces filles de qualité, surtout des deux députées qui se consommaient en frais à Paris. Tout cela fut bien reçu, bien écouté; mais je fus six mois à poursuivre cette affaire.

Ces chanoinesses, qui n'espéraient plus rien que de mon côté, et que je consolais de mon mieux, que j'avais accoutumées à venir dîner assez souvent chez moi, me témoignèrent de plus en plus de l'ouverture, et finalement m'avouèrent qu'on les allait mettre hors de leur logis, sans savoir que devenir. J'allai le lendemain exprès de bonne heure chez Mme la duchesse d'Orléans, que je voyais de règle une fois ou deux la semaine seule ou tout au plus. Mme Sforze et quelquefois M. le comte de Toulouse en tiers. Je trouvai M.. le duc d'Orléans seul avec elle, à l'entrée de son petit jardin en dehors, où ils étaient assis auprès du fond de l'appartement; je m'y assis avec eux, et la conversation dura assez longtemps. Comme je voulus m'en aller, je priai M. le duc d'Orléans de me donner deux écus, avec un sérieux qui augmenta la surprise de la demande. Après m'être bien laissé faire des questions sur cette plaisanterie, moi toujours insistant que ce n'en était point une, que très véritablement je lui demandais deux écus et que je ne croyais pas qu'il voulût me les refuser; à la fin je lui dis l'état où ces deux chanoinesses étaient réduites par la longueur de leur séjour à Paris et la lenteur sans fin de leur rendre justice; que de moi elles ne prendraient pas de l'argent, que de lui elles n'en feraient pas difficulté; que les deux écus que je lui demandais étaient pour les leur donner de sa part, afin qu'elles eussent au moins pour quelques jours à dîner de quelque gargote. Tous deux se mirent à rire, et moi de moraliser sur une situation si extrême pour ne vouloir pas décider et finir. Je m'en allai avec promesse plus satisfaisante que je n'en avais encore pu tirer; j'eus soin d'en presser l'effet. Au bout d'un mois j'eus l'expédition de ce que le chapitre demandait, une gratification honnête aux deux chanoinesses, pour les sortir de Paris et les reconduire chez elles, et leur fis faire leur payement. Je n'ai jamais vu deux filles si aises ni plus reconnaissantes; je leur contai ce sarcasme des deux écus qui avaient enfin terminé leur affaire, dont elles rirent de bon coeur. J'eus de grands remerciements de l'abbesse et du chapitre, et tous les ans une lettre de souvenir des deux chanoinesses tant qu'elles ont vécu. Revenons maintenant à des choses plus sérieuses.

Suite
[8]
Saint-Simon a dû écrire cette partie de ses Mémoires vers 1746, d'après les événements auxquels il fait allusion. Les pertes essuyées en Allemagne sont du commencement de la guerre de la succession d'Autriche; mais les désastres d'Italie ne datent que de 1746. Quant aux victoires et conquêtes, dont parle Saint-Simon, elles avaient pour théâtre la Belgique, dont beaucoup de places furent prises par les Français, à la suite des batailles de Fontenoy (1745) et de Raucoux (1746).