CHAPITRE VIII.

1719

Inquiétude des maréchaux de Villeroy, Villars et Huxelles-Villars, dans la frayeur, me prie de parler à M. le duc d'Orléans. — Je le fais, et le veux rassurer. — Manége et secret sur les prisonniers. — Politique de l'abbé Dubois sur l'affaire du duc et de la duchesse du Maine et des leurs. — La même politique fausse et très dangereuse pour M. le duc d'Orléans. — Je le lui représente très fortement, ainsi que l'énorme conduite à son égard du duc du Maine et de ses principaux croupiers, et le danger d'une continuelle impunité. — Je ne trouve que défaites et misères. — Trois crimes du duc du Maine à punir à la fois: premièrement, attentat d'usurper l'habilité de succéder à la couronne; secondement, les moyens pris pour soutenir cette usurpation; troisièmement, sa conspiration avec l'Espagne. — Conduite à tenir à l'égard du duc et de la duchesse du Maine, de leurs principaux complices et des enfants du duc du Maine. — Mollesse, faiblesse, ensorcellement du régent par Dubois. — Je cesse de parler au régent du duc du Maine, qui peu à peu est rétabli. — Adroit manége de Le Blanc et de Belle-Ile. — Duc de Richelieu et Saillant à la Bastille. — Leur folie. — Traité du premier. — Ils sont bientôt élargis. — Singularité de la promotion de l'ordre, dont je fus moins de dix ans après.

Ce qui tenait de si court les trois maréchaux dont on vient de parler, était ce qu'ils sentaient en leur âme et conscience sur l'affaire du duc du Maine. Orseau, des postes, avait été arrêté; Boisdavid en Saintonge, et amené à la Bastille, où il arrivait journellement des gens pris dans les provinces; même le duc de Richelieu fut mis à la Bastille. La peur était grande que quelqu'un d'eux ne parlât, et qu'on ne mît la main sur le collet à des gens de leur connaissance qui en savaient encore plus, qui étaient encore libres, et tâchaient de faire bonne contenance. Il courut même un bruit que le maréchal de Villars allait être arrêté. Sa frayeur éclata sur son visage et dans sa conduite. Il n'osait plus sortir de chez lui, et il s'informait de ce qui se disait sur lui avec une inquiétude indécente.

Lui et sa femme m'avaient toujours extrêmement ménagé de tout temps. Ils avaient fermé les yeux et les oreilles à mes façons et à mes propos sur leur duché, et depuis encore sur leur pairie, et m'avaient sans cesse également cultivé et Mme de Saint-Simon. Ils m'envoyèrent prier d'aller chez eux, avec instance. J'y allai, et je trouvai le maréchal dans des transes et dans un abattement incroyable. Il me dit sans façon qu'il savait qu'il allait être arrêté, qu'il s'y attendait à tous les instants, que ce n'était qu'avec la dernière inquiétude qu'il sortait de chez lui pour le conseil de régence ou pour aller au Palais-Royal le moins qu'il pouvait, même sans se croire en sûreté chez lui. Que cela prenait fort sur sa santé, que les avis lui en venaient de toutes parts, que le bruit en était public, qu'il n'y avait pas moyen de vivre de la sorte; qu'il s'apercevait depuis du temps que M. le duc d'Orléans ne le voyait plus de bon oeil, et qu'il était embarrassé et froid avec lui, qu'il ne savait quel mauvais office on lui avait rendu; s'étendit sur son attachement et sa fidélité, et me conjura de parler à M. le duc d'Orléans, et de tâcher à le faire expliquer sur son compte. Sa femme, beaucoup plus tranquille que lui, me pria de la même chose. Je les assurai, comme il est vrai, que je n'avais rien remarqué en M. le duc d'Orléans qui eût pu donner lieu aux bruits qui couraient, et que je croyais qu'il se faisait tort à lui-même d'en avoir de l'inquiétude.

Ce n'était pas que je fusse persuadé qu'il dût être dans la sécurité. On a vu comme le hasard fit savoir si peu avant le lit de justice l'assemblée mystérieuse du duc du Maine avec lui chez le maréchal de Villeroy, et toutes ses liaisons y étaient conformes. Mais M. le duc d'Orléans était si étouffé des deux tours de force qu'il n'avait pu éviter de faire coup sur coup, si éloigné de ces coups d'éclat, si peu capable encore de les soutenir, beaucoup moins de les oser pousser, que j'ai toujours cru les gros complices en pleine sûreté, même les plus médiocres. Je parlai donc à M. le duc d'Orléans qui n'était pas fâché de la peur que le maréchal avait prise, mais qui me répondit ce qu'il fallait pour le rassurer. Ils me remercièrent beaucoup tous deux, mais le maréchal toujours fort dans l'inquiétude. Elle fit une telle impression sur lui, qu'il en maigrit à vue d'oeil. Son sang se corrompit, il lui vint un mal au cou qui menaça d'un cancer. Le remède de Garrus l'en garantit, dont il prit souvent depuis, et en porta toujours dans sa poche. Mais il languit toujours jusqu'à l'élargissement du duc et de la duchesse du Maine, après quoi il reprit bientôt son embonpoint et sa première santé, en sorte que la cause de son mal fut manifestement visible.

Le Blanc allait souvent à la Bastille et à Vincennes, et sans que je le lui eusse demandé ne manquait point de venir le même jour, le soir, chez moi me rendre compte de ce qu'il avait appris des prisonniers, et de ce qu'il s'était passé entre eux et lui, ainsi que de tout ce qui lui revenait sur cette affaire; mais les prisonniers, à ce qu'il m'assurait toujours, ne disaient rien ou que les riens qu'il me rapportait. Belle-Ile, qui s'était fort initié chez moi par Charost et par Mme de Lévi, qui n'était qu'un avec Le Blanc et qui entrait dans tout ce qu'il pouvait, venait raisonner avec moi en cadence des visites de Le Blanc. Je ne fus pas longtemps à démêler que je n'en saurais jamais davantage, comme il arriva en effet, excepté ce qu'il fallut tout à la fin en dire au conseil de régence pour excuser les emprisonnements et les exécutions de Bretagne. M. le duc d'Orléans n'en savait pas plus que moi, ou si on lui en disait quelque chose de plus, ce fut sous un secret recommandé plus pour moi que pour personne. L'abbé Dubois, maître absolu de M. le duc d'Orléans, faisait trembler, excepté moi, tout ce qui approchait ce prince. L'abbé craignait le nerf de mes conversations et de n'être pas le maître de son aiguière, s'il venait jusqu'à moi des découvertes dont je pusse battre le régent, et venir à bout de son incurie et de sa débonnaireté. On a vu, lors de l'arrêt de l'abbé Portocarrero, l'adresse et la hardiesse dont Dubois se saisit de tous les papiers. Il n'eut pas de soin de s'emparer de ceux de Cellamare, que Le Blanc, qui l'y accompagnait, n'était pas pour lui disputer. Il s'était donc ainsi rendu seul maître du secret et du fond de l'affaire, et tellement que M. le duc d'Orléans ni personne n'en pouvaient savoir que ce qu'il voulait bien leur dire. Le garde des sceaux, qui allait rarement interroger les prisonniers, et Le Blanc, qui les voyait bien plus souvent et à qui venaient tous les avis sur cette affaire, étaient dans l'entière frayeur et la plus soumise dépendance de l'abbé Dubois, avec lequel ils concertaient chaque jour ce qu'ils devaient dire à M. le duc d'Orléans sur les avis et sur ce qu'ils avaient tiré ou n'avaient pu tirer des prisonniers, et rendaient compte„ au sortir d'avec lui, au redoutable abbé de tout ce qui s'était passé entre eux et le régent.

Dubois voulait faire la peur entière au duc et à la duchesse du Maine et aux prisonniers pour tirer tout d'eux, et y mettre si bon ordre qu'il n'y eût plus rien à craindre; il voulait aussi épouvanter les maréchaux pour les humilier et les contenir. Mais il était bien éloigné d'aller plus loin. Il voulait régner sans trouble et parvenir à la pourpre et à la place et à toute l'autorité de premier ministre sans embarras au dedans, pour n'avoir à vaincre que sur le chapeau, qui le conduisait à l'autre, que les difficultés du dehors. Il voulait de plus se préparer une domination absolue, sans contradiction. Il sentait quel serait le cri public, le dépit et l'impétuosité de M. le Duc sur un second maître et de son intimité; de combien de personnages il serait escorté dans un mécontentement qui serait universel. Il y redoutait les mouvements que le parlement y pourrait faire, à qui, dans un cas si étrange, chacun se réunirait. Il se proposait donc de mettre entre ses seules mains la vie et toute la fortune du duc du Maine et de ses enfants et celle de ses complices, pour s'acquérir sur eux l'obligation de leur avoir lui seul rendu le tout, et à ses plus importants croupiers, pour s'en faire une protection sûre contre le cri public et contre les princes du sang, et s'acquérir le parlement, au moins l'arrêter et le rendre neutre et sans mouvement par le crédit du duc et de la duchesse du Maine sur le premier président, qui s'y trouvait en son particulier tout de son long, et sur les principaux moteurs de la compagnie.

Je ne répondrais pas aussi que, sans s'être commis à confier le fond du sac à M. le duc d'Orléans, il n'ait profité de son incroyable faiblesse, de son insensibilité aux plus cruelles injures encore plus incroyable, de son penchant à ne rien pousser et à des mezzo-termine déplorables, pour lui persuader cette politique à l'égard de tous ceux qui avaient trempé dans le complot; et que, profitant des soeurs que l'opiniâtre impétuosité de M. le Duc avait données au régent, lorsqu'il lui força la main au dernier lit de justice sur la destitution du duc du Maine, sur l'éducation du roi, sur un établissement pour M. le comte de Charolais, sur une augmentation d'une pension de cent cinquante mille livres pour soi-même, il n'ait fait comprendre au régent la nécessité indispensable d'une barrière contre la hauteur et l'avidité des prince du sang, et que cette barrière ne se pouvait trouver que dans la conservation du duc du Maine, de ses rangs, de ses établissements, et de ses complices les plus considérables. Je ne doute pas non plus qu'il n'ait fait peur à son maître des maréchaux de Villeroy, dont Tallard serait inséparable, Villars et Huxelles, du premier président et de nombre d'autres qui venant à être publiquement convaincus, feraient avec le duc du Maine un groupe formidable dont le régent serait d'autant plus embarrassé par le nombre, les établissements, la parentelle et le poids dans le mondé, que, criminels par les lois, il resterait vrai toutefois qu'ils ne l'étaient directement que contre le régent, subsidiairement contre l'État, mais pour le sauver du prétendu mauvais gouvernement, point du tout contre la personne du roi, dont la conservation contre les périls du poison deviendrait leur prétendue apologie, et produirait tôt ou tard de funestes effets. Il n'en fallait pas tant pour étourdir un prince au fond timide, ennemi des grands coups, parfaitement insensible aux plus cruelles et aux plus dangereuses injures, bon et doux par nature, choisissant toujours le plus aisé comme tel, par faiblesse, dans les affaires grandes ou épineuses, et par incapacité de les suivre et d'en soutenir le poids, enfin livré et abandonné à l'abbé Dubois, auquel il ne pouvait plus résister sur quoi que ce fût.

Mais cette politique, si bonne et si fort dans le vrai pour la fortune où tendait l'abbé Dubois, n'était ni bonne ni dans le vrai pour son maître. Plus M. du Maine et ses plus considérables complices lui auraient une obligation signalée de la vie, des honneurs, des établissements, plus cette obligation à ne jamais l'oublier serait aux dépens de M. le duc d'Orléans. Quelques marques de clémence et de misère, quand elle est gratuitement poussée à l'extrême, que ce prince eût données, jamais de grands coupables ne pardonnent à ceux contre qui ils ont commis de grands crimes, et il était tout naturel qu'ils fussent persuadés et que l'abbé Dubois leur fit délicatement entendre qu'il les avait habilement arrachés des mains de son maître, sans quoi ils étaient perdus. Le coup double et prodigieux que le régent venait si nouvellement de frapper au dernier lit de justice sur le parlement et sur le duc du Maine, n'avait causé ni trouble ni rumeur, mais une frayeur extrême, un silence de tremblement, une soumission entière. Cet exemple devait donc l'encourager, puisque c'était aux mêmes gens qu'il avait affaire et prévenus de plus du crime d'État. C'est ce que je lui avais représenté plus d'une fois, et que le pardon, ni le semblant de manquer de preuves quand on en a, ne réconcilient jamais ceux qui ont manqué un grand coup à celui contre qui il était préparé; que le péril couru, plus il est grand, plus il irrite; qu'un tel bienfait reçu redouble la haine et la rage de qui s'est vu dans la main et à la merci de qui les pouvait exterminer, leur fait mépriser une générosité qu'ils imputent à la faiblesse, qui les excite à prendre mieux leurs mesures, ou s'ils ne le peuvent pendant le reste de la régence, à renverser le régent auprès du roi majeur, avec d'autant plus de hardiesse qu'alors il n'y a plus de crime; qu'il n'est point de régence dont le gouvernement ne puisse être attaqué, ni de vie et de moeurs telles que celles de M. le duc d'Orléans à couvert sous l'abri de son rang.

Je m'étendis un peu avec le régent sur les points de son gouvernement, qu'on pourrait rendre très répréhensibles aux yeux d'un jeune roi majeur, avec le secours d'une bonne et secrète cabale, en quoi le duc du Maine était un grand et dangereux ouvrier, en quoi les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles, par leurs emplois dans la régence, comme témoins de près, et d'autres joints à eux, aideraient le duc du Maine: Law et sa banque; l'alliance d'Angleterre jusqu'à l'ensorcellement, pour la fortune de l'abbé Dubois, conséquemment avec l'empereur, les deux plus grands et plus naturels ennemis de la France; la rupture pour eux seuls, et malgré la Hollande, entraînée de force contre l'Espagne, après tant de sang et de trésors répandus pour la conserver, et avec qui la plus étroite union était si naturelle et si utile; la facilité de fasciner les yeux d'un jeune roi et de lui tourner toute cette conduite à intérêt particulier contre celui de l'État, pour monter sur le trône sans obstacle, s'il fût mésarrivé au roi ou s'il lui mésarrivait encore sans enfant mâle, et de l à. revenir aux anciennes horreurs pour lui faire craindre pour sa vie, tant que son précédent régent ne serait pas mis en lieu de sûreté. Je ne trouvai que faiblesse ou dissimulation.

Cela ne m'arrêta pas. Je lui demandai quel retour il trouvait dans le maréchal de Villeroy pour l'avoir traité avec une distinction qui ne différait pas du respect, sans jamais aucun refus ni aucun délai à toutes ses demandes qui étaient continuelles pour faire montre de son crédit et de sa protection, souvent en choses considérables; pour avoir accru son autorité à Lyon fort au delà de raison et d'usage, au point qu'il y était uniquement et absolument le maître de tout; enfin pour l'avoir admis fort dangereusement au secret de la poste, et à la lecture que Torcy lui venait faire des extraits, et encore en d'autres confidences. Je lui demandai quel retour il trouvait dans le maréchal d'Huxelles pour avoir comblé ses désirs en lui confiant le secret et l'administration des affaires étrangères, et de son ami, le premier président, en l'accablant d'argent et outre cela de pensions. Enfin je vins au duc du Maine, et je lui demandai quel los [12] il en avait reçu, pour ne l'avoir pas destitué à la mort du roi, comme tout le monde, tous les seigneurs, le parlement même s'y attendait et le désirait alors avec un empressement qu'il ne pouvait ignorer: « Mais, me répondit-il d'une voix basse, honteuse et faible, c'est mon beau-frère. — Comment votre beau-frère! repris-je avec feu: est-ce donc un titre à lui pour vous étrangler comme il y a tâché et butté toute sa vie? Avez-vous oublié la honte et le désespoir de Monsieur, le vôtre alors à vous-même, la fureur et les larmes publiques de Madame d'un mariage si étrangement disproportionné? Avez-vous oublié que l'intérêt de ce beau-frère vous a éloigné du commandement des armées, dont Monsieur mourut de colère et de dépit après la prise qu'il en avait eue avec le roi le jour même? Avez-vous oublié jusqu'à quel point il intéressa Mme de Maintenon à votre perte, lors de votre affaire d'Espagne, malgré tous les efforts de Mme la duchesse de Bourgogne auprès d'elle en votre faveur et de combien près vous frisâtes les derniers malheurs? Avez-vous oublié les horreurs dont ce cher beau-frère vous affubla à la mort de Mgr le Dauphin et de Mme la Dauphine, du petit prince leur fils, et de M. le duc de Berry ensuite; qu'il en persuada le roi par Mme de Maintenon, et qu'ils l'ont toujours été, la cour, Paris, les provinces, les pays étrangers; l'art et le soin de répandre cette opinion jusqu'à en rendre le doute ridicule, et le soin vigilant de la renouveler de temps en temps et de lui donner une couleur nouvelle ? Enfin avez-vous oublié le testament et le codicille du roi, la dispute si forte de M. du Maine en plein parlement contre vous, et si impudemment soutenue en faveur du codicille, et ce que vous seriez devenu, si l'une de ces deux pièces que personne n'ignore que le roi fit malgré lui, avait subsisté, bien pis si toutes deux avaient été exécutées ? Tous ces crimes à votre égard sont antérieurs à votre régence, sans que vous ayez jamais donné le moindre ombrage à M. du Maine, que celui qu'il a voulu prendre de votre naissance et de votre droit. Vous avez cru par la conduite que vous avez si longtemps soutenue et tant que vous l'avez pu à son égard, aux dépens des princes du sang et de toute justice, regagner ce bâtard brûlant de la soif de régner. Il vous en a payé dans le temps même qu'il jouissait de votre plus grand déni de justice par la requête au parlement de cette prétendue noblesse, et par son appel aux états généraux ou au roi majeur, avec la criminelle audace de vous attaquer vous-même sur l'incompétence et le défaut de pouvoir d'un régent. Enfin vous voyez ce qu'il vient de brasser, et par tant d'expériences anciennes et nouvelles ce que vous devez attendre de lui, si vous le laissez en état de continuer [13] . »

Ces propos, que je renouvelais de temps en temps, jetaient M. le duc d'Orléans dans un trouble extrême. Il sentait tout le poids de mes raisons; mais il était enchaîné par les prestiges de l'abbé Dubois. Tantôt il s'excusait sur le défaut de preuves, et je lui remettais ce qu'il en avait dit à M. le Duc et à moi, que M. et Mme du Maine étaient des plus avant dans la conspiration, comme je l'ai rapporté en son temps. Une autre fois, il alléguait le danger d'entreprendre un homme si grandement établi, et je lui démontrais qu'après le grand pas de l'avoir fait arrêter lui et Mme du Maine, et confinés en deux prisons éloignées, le danger du retour serait bien plus grand, mortellement offensés qu'ils seraient, et que de plus ils se le devaient montrer comme innocents. Enfin retranché sur l'embarras de leurs enfants, aussi grandement établis que le père, dont ils avaient les survivances, et le gouvernement de Guyenne de plus, qui sûrement ne trempaient point dans le complot du père, et que par conséquent on ne pouvait dépouiller; je lui demandai où il avait vu ou lu qu'on eût jamais laissé aux fils des criminels d'État, convaincus et punis comme tels, des établissements dont ils pussent abuser; qu'il prît garde qu'une telle condamnation emportait confiscation des biens patrimoniaux, quoique les enfants ne fussent pas coupables, à plus forte raison l'extinction des titres, honneurs, etc., et la privation des gouvernements et des charges dans le père, et des survivances dans ses fils, lesquels, bien que non coupables, perdaient par la condamnation du père la succession entière du patrimoine, qui, sans cela, leur était de tout droit acquis, à plus forte raison des grâces dont le père était justement dépouillé; qu'il était du plus évident danger de les leur laisser, et sur lesquelles ils ne pouvaient avoir un droit en rien comparable au droit qu'ils avaient aux biens de leur père, qui était leur patrimoine, duquel toutefois ils ne laissaient pas d'être de tout droit totalement privés par la confiscation inséparable de la condamnation; qu'à la vérité on n'y touchait jamais au bien et aux reprises de la mère, qui demeuraient après elle aux enfants; mais ici, la mère se trouvant aussi coupable que le père, la condamnation emportait confiscation de tout le bien maternel comme du bien paternel.

À cette réponse, M. le duc d'Orléans n'eut point de réplique, baissa la tête et demeura quelque temps rêveur, puis me dit: « Mais Mme du Maine, vous ne sauriez nier qu'elle ne soit princesse du sang? — Non, certes, lui répondis-je; mais vous ne me prouverez pas aussi qu'elle la soit davantage que les deux ducs d'Alençon, père et fils [14] , que le connétable de Bourbon, que M, le Prince, propre grand-père de Mme du Maine, qui tous aussi étaient princes du sang, bien reconnus pour tels, et néanmoins atteints, convaincus, et solennellement jugés et condamnés comme criminels d'État. Vous savez après combien de prison et à quelles conditions l'un de ces ducs d'Alençon eut sa grâce; ce que devint lé connétable de Bourbon, et que, quel désir qu'on eût d'une paix aussi avantageuse que fut alors celle des Pyrénées, la passion extrême de la reine votre grand'mère du mariage du roi avec l'infante sa nièce, quelque pressé qu'en fût le cardinal Mazarin et la reine même, dans la frayeur qu'ils avaient eue l'un et l'autre de ce qui avait pensé arriver de la nièce du cardinal [15] , qui épousa depuis le connétable Colone, et de ce qui était toujours possible à l'égard de quelque autre, tant que le roi ne serait pas marié; l'on aima mieux hasarder la paix et le mariage, essuyer toutes les longueurs à conclure, les persécutions et les propositions de toutes les sortes de don Louis de Haro en faveur de M. le Prince, même aux dépens du roi d'Espagne, que de souffrir qu'il tirât aucune sorte d'établissement des Espagnols, ni qu'il rentrât dans son gouvernement, ni dans sa charge de grand maître de France, qui à la fin, mais sans stipulation, furent donnés à M. son fils, mais quelque temps après; grâce dont pour conclure on n'était convenu que verbalement, secrètement et comme une grâce et une galanterie personnelle au roi d'Espagne et à son ministre. Aujourd'hui que vous commencez la guerre, vous ne traitez ni mariage nécessaire et pressé, vous ne traitez point la paix, vous ne sauriez craindre qu'on se persuade au dedans ni au dehors, après l'éclat fait sur l'ambassadeur d'Espagne et ce que vous savez déjà sur M. et Mme du Maine de leurs complots avec lui, qu'on leur fasse accroire des crimes pour les perdre, et vous en saurez bien davantage quand il plaira à l'abbé Dubois de vous instruire à fond par les papiers dont vous convenez qu'il s'est saisi, qu'il a vus lui seul, et qu'il ne vous a pas montrés. Grand Dieu ! ajoutai-je avec dépit de ne trouver que de la filasse pour ne pas dire du fumier, grand Dieu! quel précieux présent avez-vous fait à ce prince de la plus difficile vertu du christianisme, de cette vertu tellement surhumaine, si contraire à la nature et à la plus droite raison quand elle n'est pas miséricordieusement éclairée et entraînée par votre grâce toute-puissante, cette vertu, l'écueil des plus grands hommes, le plus dur et le plus continuel combat des plus grands saints, cette vertu toutefois à qui vous prescrivez des bornes pour la conservation des États et des hommes, enfin ce pardon des ennemis, sans lequel, ô mon Dieu, nul ne vous verra; et vous l'accorderez à un prince qui vit comme un homme, qui compte pour rien le bonheur éternel de vous voir. O profondeur immense de vos jugements terribles qui, par l'usage et en même temps par le mépris d'un présent si rare et si exquis, va faire tout ce qui le peut conduire aux plus redoutables malheurs, et le va faire non seulement sans éprouver en soi la plus légère violence qu'éprouvent si fortement en ces occasions les personnes les plus à Dieu, mais avec l'incurie, la facilité, l'insensibilité la plus prodigieuse, la plus incroyable, la plus unique! »

Une si violente exclamation, précédée d'aussi fortes raisons, ébranla assez M. le duc d'Orléans pour se mettre à raisonner sur le dépouillement. Alors quoique sans espérance par sa mollesse, son peu de tenue, l'intérêt et l'ensorcellement de l'abbé Dubois, mais pour n'avoir rien à me reprocher à moi-même, je lui dis qu'il avait beau jeu à réparer les fautes précédentes qui lui avaient fait tout pardonner au plus cruel et au plus gratuit ennemi qui fut jamais, et au plus continuellement acharné contre ses droits, son honneur et sa vie, ce que lui-même ne se pouvait dissimuler; qu'au crime présent pour lequel le duc du Maine se trouvait maintenant arrêté, il en pouvait rappeler deux autres, et les faire d'autant mieux valoir, que le criminel avait d'autant plus pernicieusement abusé du silence et de la patience à l'égard de tous les deux: le premier, d'avoir attenté à se faire prince du sang, puis à se faire déclarer capable de succéder à la couronne, contre l'honneur de la loi de Dieu, contre la loi unanime de la France et de tous les pays chrétiens, où le fils d'un double adultère ne peut, en aucun cas, recueillir rien des biens de la famille dont il est sorti, combien moins une couronne: contre le droit de la nation en cas d'extinction de tous les mâles de la race régnante, contre le respect et le droit des princes du sang, enfin contre la précieuse vénération due à la loi salique qui distingue si grandement la couronne de France de toutes les autres couronnes. Je le fis souvenir de ce que je lui avais proposé à cet égard vers la fin de la vie du roi, pour l'exécuter dès qu'il ne serait plus, et de la nécessité que je lui en avais prouvée et de laquelle il n'était pas disconvenu de mettre un tel frein à l'ambition de pouvoir être rendu capable de succéder à la couronne, que la vue certaine de la profondeur du précipice retînt bâtards, sujets trop puissants, premiers ministres, favoris démesurés, princes étrangers trop établis et appuyés, d'attenter à ce crime qui en prépare tant d'autres, et d'abuser ou de la folle tendresse, ou de la faible complaisance, ou de l'âge, ou de l'imbécillité d'un roi, ou de l'entêtement extravagant de sa toute-puissance même, pour renverser l'État; que le silence sous lequel il l'avait laissé couler, avait donné le temps au duc du Maine de commettre le second, de le tromper par ce ramas de prétendue noblesse, dont plusieurs étaient, et de son aveu à lui et des principaux de sa maison, en apparence, quoi qu'on eût pu lui dire et follement, contre les ducs, en effet contre lui-même, comme il y avait bientôt paru par leur belle requête au parlement, et de là par l'appel des bâtards du régent, comme incompétent et impuissant, aux états généraux ou au roi devenu majeur, autre crime d'État et toujours connu et puni comme, tel de contester la puissance royale et d'en faire aucune distinction du roi mineur ou majeur, et par là, M. du Maine l'avait réduit en la presse où il s'était trouvé entre les princes du sang et les bâtards, et après une longue et criante injustice, ou déni de justice, en faveur des bâtards, forcé par leur audace à ventiler son pouvoir de régent, de les déclarer déchus et non habiles à succéder à la couronne, mais avec de tels ménagements de rangs et contre les termes exprès de l'arrêt qu'il venait de rendre, que cette faiblesse avait encouragé M. et Mme du Maine à entreprendre ce qui les retenait maintenant en prison, dans la rage de n'avoir pas été maintenus ou soufferts dans l'habilité de succéder à la couronne, et dans le mépris de tout ce qui leur était conservé, compté par eux pour rien, sinon pour une faiblesse sur laquelle ils pouvaient compter, quelque chose qu'ils osassent entreprendre.

Après ce tableau ramassé et raccourci, je représentai à M. le duc d'Orléans qu'au moins pouvait-il maintenant mettre deux aussi lourdes fautes à profit et les faire bien payer à ces deux premiers crimes à l'appui du troisième qui en était la suite et le fruit: reprendre le premier, en montrer l'énormité, le danger extrême de l'exemple dans un royaume très chrétien et l'unique qui suive la loi salique comme loi fondamentale pour la succession à la couronne depuis tant de siècles, l'exposer au sort de la Russie, à l'ambition de quiconque aurait la force des établissements en main et qui posséderait un roi; faire sentir que de se faire prince du sang et habile à succéder à la couronne, après tous les princes du sang, comme fils de roi, de le transmettre à sa postérité, à se faire préférer aux princes du sang, comme bien plus proches qu'eux, par la qualité de fils du roi, il n'y avait guère de distance, avec la force en main, et à quiconque obtient ce droit, une violente tentation de se faire place nette et s'abréger le chemin du trône; dire que le respect pour la mémoire du roi et la considération d'une alliance, quoiqu'elle n'eût jamais dû être, l'estime de la probité du comte de Toulouse, qui n'avait eu ni voulu avoir aucune part aux démarches de son frère pour s'élever aussi monstrueusement, avait arrêté Son Altesse Royale sur la justice qu'il devait aux princes du sang, à la nation entière, à soi-même, d'une entreprise si criminelle, qui ri allait à rien moins qu'à déshonorer la mémoire du feu roi, quoiqu'on sût bien qu'il avait eu là-dessus la main forcée comme sur les dispositions de son testament et de son codicille en faveur du duc du Maine; que, le cas avenant, cette prétention à la couronne pouvait renverser l'État par le choc des forces de l'intrus et de celles de la nation qui ne se laisserait pas priver d'un si beau droit, qui lui était si certainement et si constamment acquis, et dont les étrangers sauraient profiter pour s'agrandir des provinces à leur bienséance; et de là s'étendre sur la nécessité d'un châtiment tel qu'il ôtât pour toujours un pareil dessein de la tête des plus ambitieux et des plus puissants, et de celle des rois par orgueil ou par faiblesse, auxquels le royaume n'appartient point comme une terre à un particulier, mais comme un fidéicommis qui est perpétuellement affecté à l'aîné de génération en génération, à moins qu'une couronne présente, une vaste monarchie, un trône étranger vacant où un prince français est appelé, par le testament du dernier roi mort sans postérité de lui ni de ses prédécesseurs rois de sa maison, testament appuyé de l'exprès consentement et des voeux de toute cette nation, ne fasse préférer une couronne présente aux futurs les plus contingents, et que toute l'Europe, avec la monarchie vacante, ne stipule la renonciation à la possible succession, avec le gré et le consentement du roi de France et les solennités célébrées pour cette renonciation; qu'un roi de France n'a pas le pouvoir de disposer de sa couronne, laquelle suit de droit et par elle-même cette aînesse de génération en génération; et si la race masculine vient à manquer, le droit commun acquiert alors tout son droit, qui donne à la nation celui de se choisir un roi et sa postérité légitime masculine pour lui succéder tant qu'elle durera de génération en génération par aînesse; appuyer sur l'attentat de troubler cet ordre, et sur tous les points qui viennent d'être mis sous les yeux.

Passer de là au second crime: ameutement de gens à qui on fait usurper le nom de la noblesse, sans convocation du roi, ou du régent en son nom, s'il est mineur, à qui seul elle appartient, par conséquent sans légitimes assemblées des bailliages pour le choix des députés, par conséquent sans mission, sans pouvoir de personne, des gens ramassés de toutes parts pour faire nombre, et dont plusieurs se trouveraient bien empêchés de prouver leur noblesse; éblouir des gens distingués par la leur à fraterniser en égaux avec ce vil mélange; abuser des fantaisies qu'on leur a inspirées de loin pour les ramasser et les animer, se les dévouer après à soi pour tout faire, jusqu'à avilir le nom du second, mais du plus illustre des trois états, que ce ramas se prétend être, par une requête au parlement, plus basse et plus humble que celle du moindre particulier; de traiter le parlement de nosseigneurs, en nom collectif de la noblesse, et avoir recours à sa justice, à son autorité, à sa protection, au nom de la noblesse, et en chose où ces mêmes suppliants prétendent le droit de juger. Se peut-il rien de plus contradictoire en soi, de plus injurieux au second corps de l'État, en tous les points et en tous les genres, de plus insultant au pouvoir du régent et à la majesté royale, de plus visiblement et prochainement tendant à révolte et à félonie, et sous un roi mineur, à nier toute autorité, pour n'en reconnaître qu'autant qu'on le veut bien, et qu'elle peut et veut bien servir aux vues qu'on s'est formées? Montrer enfin l'énormité de cet attentat, le crime et le danger de ses diverses branches, qui ne viennent d'être touchées qu'en deux mots.

Joindre à ces deux crimes le troisième qui a fait arrêter le duc et la duchesse du Maine. Les preuves des deux premiers sont claires. De ce dernier, qui est le fruit des deux premiers, les preuves seront évidentes quand il plaira à l'abbé Dubois de montrer les papiers de Cellamare et ceux de l'abbé Portocarrero, qui n'ont été vus que de lui seul, et qui ne sont pas sortis de sous sa clef, et quand il plaira à son maître de se faire l'effort de le lui commander de façon à se faire obéir [16] .

C'était bombarder rudement la faiblesse du régent, et tâcher à l'exciter à force de boulets rouges. Je lui laissai prendre haleine et voulus voir quel effet la batterie aurait produit. Il m'avait laissé tout dire sans aucune interruption, et je lui voyais l'âme fort en peine. Nous fûmes quelques moments en silence. Il le rompit le premier pour me répondre que ce que je lui avais représenté était bel et bon sur M. et Mme du Maine, mais que je ne prenais pas garde à ce qui était avec eux de personnages engagés peut-être dans la même affaire et sous les mêmes preuves, et à faire un si grand coup de filet, que le filet en pourrait rompre.

Ma réplique fut prompte. Je l'assurai qu'il ne devait pas avoir assez mauvaise opinion de mon jugement de n'avoir pas pensé à une partie si principale de cette affaire, dont j'avais bien compté de l'entretenir, après avoir achevé sur M. et Mme du Maine; que pour venir à cette autre partie, je le suppliais de se représenter toutes les conspirations qu'il avait lues, dont il n'y avait aucune qui n'eût son chef, et des complices principaux et distingués par la force qu'ils y pouvaient ajouter, outre le nombre des autres, dont les personnes étaient de peu ou rien; qu'en cela on dépendait des preuves; qu'il n'était pas permis de retrancher ni de grossir; que plus le nombre des complices considérables serait grand, plus le crime du chef le serait, et le danger de l'État aussi, plus la punition très sévère deviendrait indispensable; plus la clémence et la justice devraient marcher de front; plus le crime des personnages que le chef de la conspiration aurait débauchés de leur devoir devait à plomb retomber sur sa tête; plus la bonté du régent aurait de quoi se satisfaire, en montrant ne chercher que la sûreté présente et future du royaume, et de la succession à la couronne, par la punition du chef et du criminel de trois grands crimes, comme du plus grand coupable, du plus dangereux ou du seul dangereux, de celui qui ferait exemple à la postérité, et en pardonnant généreusement aux personnages qu'il aurait entraînés, qui, ensemble et par eux-mêmes, n'étaient point à craindre, et par la timidité qu'il en avait éprouvée, et par les qualités de leur esprit, et par l'impuissance de leurs établissements qui ne sont plus que des noms, sans force et sans autorité dangereuse; qu'il prît bien garde que passer les yeux clos à côté d'un tel complot, précédé de tant d'autres par le même, était la plus insigne preuve de crainte et de faiblesse, et le plus puissant convi à recommencer avec plus de succès; que voir le crime d'une façon publique, telle que de mettre en prison le duc et la duchesse du Maine, et leur pardonner après sans plus d'examen, revient au premier; mais qu'articuler les preuves juridiquement, ne punir que le chef et pardonner aux autres, si ce n'est à quelques gens obscurs trop signalés, c'est courage, c'est justice, c'est exemple, c'est sûreté, c'est générosité, c est clémence, c'est rendre à jamais les personnages pardonnés hors de mesure d'oser remuer, et quelque malveillants qu'ils puissent être, hors d'état de toute sorte d'opposition, et par crainte et par honneur, en un mot c'est savoir discerner, laisser les boucheries aux Christiern [17] et aux Cromwell, ne vouloir que l'indispensable à l'exemple et à la sûreté, n'être sévère que par la nécessité, et clément et généreux par grandeur et par nature. Mais pour arriver à ce point il faut un jugement juridique, où tous les pairs soient juridiquement convoqués et sans excuses admises, parce qu'en cas de pairie et de crime, nulle sorte de cause de récusation ne peut en exclure aucun; et appeler avec eux les officiers de la couronne. J'ajoutai que le comte de Toulouse, n'ayant trempé dans aucun des trois crimes de son frère, sa considération ne devait ni ne pouvait retenir, puisqu'il était en pleine innocence, et qu'à l'égard même de Mme du Maine, sa condamnation se pouvait commuer à passer le reste de sa vie bien et sûrement enfermée, sans communication avec personne, en faveur de sa qualité de princesse du sang.

Le régent écouta tout, puis me dit: « Mais les enfants, qui sont innocents, qu'en ferez-vous? — Les enfants, repris-je, il est vrai qu'ils sont innocents; mais il les faut empêcher de devenir coupables, et leur ôter les ongles pour qu'ils ne pussent venger leurs malheurs domestiques, ne leur laisser ni charge, ni gouvernement, ni le comté d'Eu, petite province trop sur le bord de la mer et d'un petit port, et trop voisine de l'Angleterre; ni Dombes, trop près de Savoie, qui ne fut jamais qu'un franc alleu [18] , encore tout au plus, que les ducs de Montpensier ont par degrés fait souveraineté, Mademoiselle encore plus, à quoi M. du Mairie a fait mettre la dernière main, depuis le don que Mademoiselle fut forcée de lui en faire, avec Eu et d'autres encore, pour tirer M. de Lauzun de Pignerol. Il restera encore le duché d'Aumale et de grands biens aux enfants de M. du Maine, dont vous leur ferez prisent sur la confiscation, sans compter l'immensité de meubles, les maisons et les pierreries, dont vous savez que lime du Maine en cacha et en emporta pour un million, que La Billarderie découvrit et qu'il rapporta, ce qui, pour le dire en passant, vous montre bien que Mme du Maine n'avait perdu ni jugement ni desseins, pour être arrêtée, et que ce million de pierreries n'était pas destiné à la parer dans sa prison. J'appelle cela, ajoutai-je, faire un bon et grand parti aux enfants qui sont innocents, et les mettre seulement hors d'état de devenir criminels. »

M. le duc d'Orléans fut un peu ébranlé de ce plan et des raisons qui le soutenaient. Il raisonna assez dessus avec moi. Mais je n'en conçus pas une meilleure espérance. Ce plan, tout juste, tout sage, tout nécessaire qu'il me paraissait, se trouvait en contradiction avec le naturel du maître et, qui bien pis, avec les vues et l'intérêt de l'abbé Dubois, et ce valet avait ensorcelé M. le duc d'Orléans. Je ne me trompai pas. Je retrouvai ce prince s'affaiblissant tous les jours sur cette affaire, de sorte que, content d'avoir fait ce que je croyais de mon devoir à tous égards, je ne lui en parlai plus, et le mis ainsi fort à son aise sur les divers et prompts adoucissements qu'il donna par reprises au duc et à la duchesse du Maine jusqu'à leur liberté, et depuis. Je l'avais pourtant fort flatté sur la distribution de leurs charges et gouvernements, et je lui avais bien déclaré que je ne voulais d'aucun de ces grands morceaux, ni même de leurs cascades, parce que je lui parlais là-dessus sans aucun intérêt.

Je ne songeai donc plus à percer les mystères du complot et des complices que l'abbé Dubois se réservait à lui seul, ni les dispositions des prisonniers, dont Le Blanc ne me disait que des riens souvent absurdes, parce qu'il ne lui était pas permis de me dire mieux; mais, après le retour du duc et de la duchesse du Maine en leur précédent état, je n'eus pas de peine à m'apercevoir, par l'amitié qu'ils ont toujours depuis témoignée à Belle-Ile et à Le Blanc, qu'ils les avaient bien et efficacement servis, même auprès de l'abbé Dubois, dont ils avaient très bien suivi l'esprit et imité la politique. Elle réussit si bien que bientôt, c'est-à-dire au commencement d'avril, Mine la Princesse obtint que Mme du Maine, qui faisait la malade, fût conduite de Dijon à Châlon-sur-Saône, avec la permission de l'y aller voir.

On sut néanmoins en ce même temps par M. le duc d'Orléans, qui le rendit public, qu'il avait quatre lettres au cardinal Albéroni du duc de Richelieu [19] , dont trois étaient signées de lui, qu'il s'engageait à livrer Bayonne, où son régiment et celui de Saillant étaient en garnison, pour quoi Saillant, qui était du complot, avait été mis à la Bastille, et que le marché du duc de Richelieu était d'avoir le régiment des gardes. Le rare est que, quatre jours après ce récit public de M. le duc d'Orléans, auquel il ajouta que, si M. de Richelieu avait quatre têtes, il avait dans sa poche de quoi les faire couper toutes quatre, on donna à M. de Richelieu un de ses valets de chambre, des livres, un trictrac et une basse de viole, qu'il demanda. On se moqua dans le monde avec raison de la belle idée de deux jeunes colonels qui se crurent assez maîtres de leurs régiments, et leurs régiments assez maîtres de Bayonne, pour se figurer de pouvoir livrer cette place [20] . Qui m'aurait dit que, moins de dix ans après, je serais chevalier de l'ordre, en même promotion de huit que les deux fils du duc du Maine en princes du sang, M. de Richelieu, Cellamare et d'Alègre, m'aurait bien étonné [21] .

Suite
[12]
Vieux mot synonyme de louange, et par suite de renom.
[13]
Si l'on en croit les Mémoires du marquis d'Argenson (éd. 1825, p. 178), Saint-Simon aurait pressé le duc d'Orléans de mettre en jugement le duc du Maine: « Que prétendait M. de Saint-Simon? Il voulait que l'on fît le procès à M. le duc du Maine; que l'on fit tomber sa tête et que l'on donnât à lui, Saint-Simon, la grande maîtrise de l'artillerie. »
[14]
Les deux ducs d'Alençon, dont il est ici question, sont Jean V et son fils René. Le premier fut arrêté en 1456, et condamné à mort en 1458 ; la peine fut commuée en 1461 en une prison perpétuelle. Arrêté de nouveau en 1472, Jean V d'Alençon fut jeté par Louis XI dans un cachot, où il resta jusqu'à sa mort (1476). Son fils René fut arrêté en 1482 et condamné à demander pardon au roi et à recevoir garnison royale dans ses châteaux.
[15]
Marie Mancini avait inspiré à Louis XIV une passion qui donna des inquiétudes sérieuses à Anne d'Autriche. Voy. les Nièces de Mazarin, par M. Amédée Renée, et les Mémoires de Mme de Motteville, à l'année 1659.
[16]
Les représentations de Saint-Simon au régent n'étaient pas ignorées. Madame, mère du régent, écrivait le 7 juillet 1719: « Le duc de Saint-Simon s'impatienta une fois de la bonté de mon fils et lui dit en colère: Ah! vous voilà bien débonnaire; depuis Louis le Débonnaire on n'a rien vu d'aussi débonnaire que vous. Mon fils faillit se rendre malade à force de rire. »
[17]
Allusion aux cruautés de Christiern II ou Christian II, roi de Suède et de Danemark de 1520 à 1523. Ses actes de cruauté en Suède et en Danemark provoquèrent un soulèvement contre lui et le firent déposer en 1523.
[18]
C'est-à-dire une terre non soumise aux droits seigneuriaux.
[19]
Le marquis d'Argenson écrit à la date de mars 1719, dans ses Mémoires manuscrits: « Le duc de Richelieu était véritablement coupable, quand on le fit mettre à la Bastille, environ ce temps-ci. Mon père (le garde des sceaux) fut cause de son arrêt; il s'en prit à lui et nous en voulait bien du mal. Cependant il est certain que ce duc avait des liaisons avec l'Espagne. » Le marquis d'Argenson raconte ensuite une anecdote qui se trouve dans les Mémoires imprimés, p. 192. (Mém. du marquis d'Argenson, I vol. in-8, 1825.)
[20]
L'abbé Dubois écrivait au maréchal de Berwick, le 1er avril 1719 : « Vous aurez été surpris sans doute d'apprendre, par le courrier que M. Le Blanc a dût vous dépêcher hier, que M. le duc de Richelieu devait livrer Bayonne aux Espagnols, et qu'il a été mis à la Bastille, où il n'est pas disconvenu de son intelligence avec Albéroni. » Le maréchal lui répondit le 17 avril: « Je n'ai point été surpris de l'aventure de M. de Richelieu, dont la conduite, jusqu'à présent, n'a pas été d'un homme sensé. »
[21]
La promotion de chevaliers de l'ordre, à laquelle Saint-Simon fait allusion, eut lieu le 1er janvier 1728; elle comprit les huit personnages suivants Le prince de Dombes, le comte d'Eu, les ducs de Richelieu, de Saint-Simon, de Giovenazzo (Cellamare), grand écuyer de la reine d'Espagne, les maréchaux de Roquelaure et d'Aligre, le comte de Grammont.