NOTE I. TAILLE.

On trouve des détails curieux sur la taille et sur la manière de la lever dans un manuscrit de la bibliothèque de l'Arsenal [76] , qui a été rédigé vers 1725. Le passage suivant pourra servir de commentaire aux Mémoires de Saint-Simon, qui se borne à mentionner cet impôt.

« La taille, dit l'auteur anonyme, est une imposition sur chaque particulier. Elle se divise en taille personnelle, réelle et mixte, selon les pays.

« La taille personnelle est imposée sur le bien fonds que chacun possède, selon la quantité d'arpents et la bonté du terrain, dont il a été fait une estimation qui s'appelle cadastre [77] , qui la divise en trois espèces: le bon, le moyen et le mauvais. Sur quoi il y a seulement à observer que les fonds nobles en sont exempts, quoique le possesseur soit roturier, et que le fonds roturier la paye, quoique le possesseur soit noble.

« La taille mixte est en même temps personnelle et réelle, c'est-à-dire imposée arbitrairement sur la personne à raison des fonds qu'elle exploite. L'homme noble a le privilège de pouvoir faire exploiter par des valets quelques charrues sans payer, mais ses fermiers ou métayers payent la taille pour tous les autres fonds.

« Le conseil détermine, sur les besoins de l'État, la somme qu'il faut imposer pour l'année suivante; c'est ce qui s'appelle le brevet de taille. Il détermine aussi, sur les avis des intendants, la somme que chaque généralité doit payer, dont il envoie la commission à l'intendant, qui en fait l'imposition dans chaque élection, dont il doit connaître l'étendue et la valeur. Il y a des tribunaux établis pour juger de tout ce qui concerne cette imposition et ceux qui en sont chargés.

« Les parlements étaient si contraires aux intérêts du roi dans cette partie qu'on a été obligé de créer d'autres juridictions uniquement pour cela.

« Le tribunal supérieur s'appelle la cour des aides; les juridictions inférieures sont l'élection, la chambre de grenier à sel, les juges de ports et des traites. Elles connaissent des différents droits dont nous parlerons dans l'occasion, et toutes relèvent en dernier ressort de la cour des aides.

« Il y a un autre tribunal appelé les trésoriers de France, qui originairement faisaient les fonctions d'intendants dans les provinces; ils étaient chargés des finances, des ponts et chaussées et des chemins. Il ne leur reste plus qu'une très petite ombre de cette autorité entière dévolue aux intendants.

« La commission de la taille s'enregistre dans leur bureau, et pareillement tous les états de payements assignés sur les tailles.

« Nous avons dit que les intendants faisaient faire l'imposition de la taille dans chaque élection. Les élus en font la distribution par paroisses de leur ressort, et les habitants de chaque paroisse choisissent des collecteurs qui font l'imposition sur chaque particulier. Ils sont chargés personnellement et par corps du recouvrement, qu'ils remettent aux receveurs des tailles de l'élection; celui-ci les remet au receveur général, qui les porte au trésorier royal.

« Il a été établi depuis peu [78] un autre bureau par où on fait passer les fonds qu'on appelle la caisse commune.

« Il faut observer que ni les pays d'états [79] , ni les pays conquis, ne payent point cette taille, ou ne la payent point de la même manière; ils s'imposent eux-mêmes, selon les dons gratuits que le roi leur a demandés.

« A considérer le royaume par rapport à cette imposition, il est divisé en vingt généralités, en pays d'états et en pays conquis. Les pays d'états sont la Bourgogne et la Bretagne, le Languedoc, le Béarn et l'Artois. Quoique la Provence ait perdu son privilège d'état, toutes les impositions s'y lèvent à peu près de la même manière. Les pays conquis sont la Flandre, les Trois-Évêchés (Toul, Metz et Verdun), l'Alsace et la Franche-Comté. Le reste du royaume contient les vingt généralités et un bureau des finances [par généralité]. C'est par généralité, et non par province, que les intendants sont distribués; ainsi la Normandie en a trois: Rouen, Caen et Alençon, et il n'y en a qu'un pour les provinces de Limousin et Angoumois.

« Les intendants [80] sont des commissaires tirés du conseil pour rendre compte aux ministres de tout ce qui se passe dans leur district; et quoiqu'ils prennent la qualité de commissaire de justice, police et finance, leur autorité ne s'étend point sur les contestations ou procès ordinaires; ce n'est qu'autant qu'ils ont rapport aux habitants des lieux où sont les troupes.

« De ce que nous avons dit sur la manière dont s'impose la taille, il en résulte un arbitraire qui arrête toute industrie, et qui non seulement empêche la culture des terres, nais encore les fait abandonner. Un seigneur n'oublie rien pour obtenir de l'intendant une diminution sur la taille de son village, et il l'obtient à proportion de son crédit à la cour.

« Dans les répartitions particulières, le crédit de l'homme en charge ou riche épouvante le collecteur, qui est obligé de faire tomber tout le fardeau sur le pauvre; la haine et la vengeance achèvent l'injustice de cette imposition, et le pauvre laboureur, hors d'état de la payer, abandonne sa terre et va mendier avec toute sa famille.

« Dans un état qui m'a été remis des impositions de la taille dans la généralité de Paris en 1720, j'ai vu avec étonnement que, dans des paroisses contiguës, l'une paye jusqu'à quinze sous par livre du bail à ferme, tandis que l'autre ne paye que trois sous.

« Si, à la face de la cour et des ministres, il se commet de pareilles injustices, qu'est-ce qu'on doit penser des provinces? Je sais aussi qu'il y a environ trois ans qu'un particulier avait établi une manufacture de savon à Bagnolet, qu'il a été obligé d'abandonner, par la taille exorbitante où il avait été imposé; dommage encore plus grand pour la paroisse que pour ce particulier, qui portera son industrie ailleurs, peut-être chez nos voisins.

« Dans l'imposition de la taille sont compris le taillon destiné au payement de l'ordinaire des guerres [81] , les fonds pour l'entretien des ponts et chaussées, et, en, temps de guerre, le quartier d'hiver, dont les répartitions se font au sou la livre sur les taillables.

« La capitation, qui est une imposition par tête sans exception, et qui a commencé sous le feu roi [82] , s'impose aussi au sou la livre sur les taillables, et arbitrairement sur tous les autres particuliers.

« Il y a à observer qu'actuellement elle s'impose à Paris uniquement par le prévôt des marchands [83] , à l'exclusion des échevins, et en cela on augmente le produit, parce que les échevins, abusant de leur ministère, favorisaient et leurs parents et presque tous les bourgeois; mais on est tombé dans un inconvénient encore plus pernicieux. Car ceux dont on se sert pour cette imposition, ayant intérêt à la grossir, exigent au delà de la faculté de chacun, et pour la faculté des payements, ils ont obtenu que les rentes, même viagères, ne seraient payées qu'aux porteurs de quittances de capitation, contre la foi des arrêts qui les exemptent de toute saisie, même pour les deniers de Sa Majesté.

« Ces manques de foi, qui sont la cause du grand discrédit des effets royaux, ne coûtent rien à la plupart des ministres, et ils le font si légèrement, qu'on ne peut s'empêcher de les soupçonner ou d'ignorance ou d'intérêt particulier.

« C'est ici le lieu de faire quelques observations sur l'impôt personnel et arbitraire.

« On a vu l'inconvénient de cet impôt dans l'injustice des répartitions. Il n'est pas moindre dans la difficulté du recouvrement: on n'en donnera pas d'autre exemple que celui de la capitation dont nous venons de parler. On a de la peine à arracher vingt sous par an de capitation d'un artisan, tandis qu'il paye sans attention cinquante livres annuellement pour un minot de sel, et à proportion pour le vin et la viande. C'est que l'impôt réparti sur la denrée ne paraît qu'une plus value de denrée enchérie également pour tout le monde, au lieu que, dans l'impôt personnel, on croit toujours être taxé injustement, et l'on ne manque point d'objets de comparaison qui le persuadent. »

Les faits confirment pleinement ce que l'auteur dit des abus et des inconvénients de la taille. Les Mémoires du marquis d'Argenson en fournissent de nombreuses preuves; ainsi il parle souvent de la misère des campagnes et même de famines, qu'il attribue aux impôts excessifs. Il écrit dans ses Mémoires encore inédits, à la date du 8 juin 1751:

« Je suis présentement dans mes terres, à quatre-vingts lieues de Paris. Les apparences de la récolte ne sont que d'une demi-année au plus, pourvu cependant qu'il fasse du chaud; tous les fruits sont perdus; la vigne a quelque apparence. On laisse encore sortir le blé, qui va par la Loire à Nantes, et de là en Hollande. Sans cette permission continuée, il n'y aurait pas un sol pour payer les tailles ni les propriétaires des terres. Le poids de la taille est plus fatigant que jamais; elle est beaucoup plus forte que dans la généralité de Paris. Les corvées pour les chemins et le sel [84] achèvent de les écraser. Les contraintes des receveurs des tailles sont une autre taille pire que la première: voilà ce que j'entends dire de tous côtés.

« Mercredi 16 juin. — J'ai recueilli dans ma province ce que j'entends (lire d'impartial sur l'état des habitants; il s'ensuit que la misère augmente et augmentera de plus en plus, par les mauvais principes et le faux travail du ministère et des intendants. Je dis faux travail; car on se donne bien de la peine pour faire plus mal.

« Si on laissait faire, on ne détournerait point de l'agriculture pour porter à des arts inutiles; on ne ferait pas de la campagne un séjour affreux comme on fait. Par ce qu'on fait, la campagne se dépeuple; ce qui augmente chaque jour.

« Les grands chemins et belles routes sont bonnes, mais ceux qui les dirigent ont impatience d'avancer, et précipitent ce travail par des corvées qui achèvent d'écraser les villages voisins à quatre lieues à la ronde. Je vois ces pauvres gens y périr de misère : on leur paye quinze sols ce qui vaut un écu, pour leurs voitures. Ainsi en a-t-on encore pour longtemps chez moi à faire des vingt voitures de huit lieues chacune, qui met les habitants à l'aumône.

« On ne voit que villages ruinés et abattus, et nulles maisons qui se relèvent; ce qui augmente.

« Les receveurs des tailles et du sel font chaque année des frais pour la moitié en sus de l'imposition. Les pauvres sont en retard de payer par impuissance, et supportent ces frais. Les riches n'osent pas payer les receveurs mieux qu'ils ne font, de peur d'être surimposés; toute la communauté craint le surhaussement l'année suivante, et paye mal exprès; ainsi la misère s'accroît.

« Tout l'argent du revenu des terres va à Paris; il ne revient au plat pays (à la campagne) que quelque argent des étrangers pour le blé qu'on envoie. Mais gare une mauvaise récolte t tout périrait. »

Ailleurs, le marquis d'Argenson met en opposition le triste état des campagnes et le luxe de la cour :

« On n'a toujours que des choses fâcheuses, et même funestes, à dire du dedans du royaume. La maladie s'est jetée dans les moutons, à cause de la grande humidité de la terre; il en périt quantité de troupeaux, surtout dans quelques provinces comme le Berry. On n'a donné encore aucun ordre sur la cherté des blés, et on laisse subsister la permission de les sortir du royaume; on en donne même des passeports; je sais une dame qui vient d'en avoir un.

« Le roi vient d'accorder au duc de Chaulnes un don de deux cent soixante mille livres, pour indemnité des dépenses qu'il a faites aux derniers états de Bretagne, outre les revenus et émoluments ordinaires de cette place.

« On a prétendu que l'hôtel de la chancellerie de France serait mieux avec un appartement de plain-pied; l'on y change l'escalier à la porte d'entrée; ce qui coûtera grande dépense, et M. le chancelier va être une année sans pouvoir habiter cet hôtel. Mais le pire est que cela coûte à l'État; ce qui scandalise le public.

« La marquise de Pompadour paraîtra à Marly avec une robe qui est garnie de dentelles d'Angleterre pour plus de vingt-deux mille cinq cents livres.

« Tous payements sont retardés. M. le duc d'Orléans m'a dit hier que ses pensions et tout ce qu'il reçoit au trésor royal étaient retardés présentement de deux années et un quartier, ce qui est de cinq quartiers plus qu'à l'ordinaire. »

Et ailleurs:

« Les receveurs des tailles font de grosses fortunes en peu de temps par les frais énormes des recouvrements: chaque habitant est à leur merci et craint l'augmentation de la taille chaque année. Ils sont surchargés d'impôts, gagnent peu, voient tout l'argent aller à Paris; toute industrie, toute aisance est découragée : de là vient cette ruine générale en France. »

Suite
[76]
Bibl. de l'Arsenal, ms. n° 218, in-fol. (Histoire).
[77]
Malheureusement le cadastre de la France, commencé par ordre de Colbert, n'avait été exécuté que dans un petit nombre de généralités.
[78]
Cette notice sur la taille et sur les juridictions financières, a été écrite, comme on l'a déjà dit, vers 1725.
[79]
Voy. sur les pays d'états, t. XIV, p. 482.
[80]
Voy. sur les intendants, t. III, p. 442.
[81]
C'est-à-dire des dépenses ordinaires de l'armée.
[82]
Voy. Mémoires de Saint-Simon., t. I, p. 227, 228, note.
[83]
Voy. sur le prévôt des marchands, t. III, p. 442.
[84]
L'impôt sur le sel, ou gabelle.