NOTE II. VÉNALITÉ DES CHARGES.

Il est souvent question dans les Mémoires de Saint-Simon, et notamment dans le présent volume, de la vénalité des charges Comme cet abus de l'ancienne France remontait à une époque reculée, et que les détails n'en sont pas connus de tous les lecteurs, il est nécessaire d'en rappeler l'origine et le caractère.

En 1512, Louis XII, manquant de ressources pécuniaires pour soutenir la guerre contre la maison d'Autriche, commença à vendre des offices de finances et même quelques charges de judicature, par exemple des offices de baillis et de conseillers au parlement. Au premier aspect, on s'indigne d'un trafic qui livrait au plus offrant les charges d'où dépendent la vie et l'honneur des citoyens, et il faut bien reconnaître que, dans la suite, la vénalité des offices fut féconde en abus et en scandales. Cependant on ne doit pas oublier que ce fut une des principales causes de l'élévation des classes inférieures, qui, enrichies par le commerce, purent acquérir des charges de magistrature. Un des contemporains de Louis XII, Claude de Seyssel, était déjà frappé de cette révolution. Après avoir indiqué que la nation française est divisée en trois classes, tiers état, magistrature et noblesse, il ajoute [85] : « Si peut un chacun du dernier état parvenir au second, par vertu et par diligence, sans autre moyen de grâce ni de privilège. » Ce second état donnait souvent l'avantage sur la noblesse, placée au premier rang. « On voit tous les jours, ajoute le même écrivain [86] , les officiers et les ministres de la justice acquérir les héritages et seigneuries des barons et nobles hommes, et iceux nobles venir à telle pauvreté et nécessité qu'ils ne peuvent entretenir l'état de noblesse. »

Sous François Ier, les abus de la vénalité des charges commencèrent à se manifester de la manière la plus scandaleuse. Ce prince créa jusqu'à des chambres entières du parlement, composées d'un grand nombre de magistrats. Ainsi, en 1524, la création et la vente de vingt charges de conseillers au parlement de Paris lui valut soixante-dix mille livres tournois (monnaie du temps) [87] . La création de seize commissaires au Châtelet, de quarante notaires à Paris, de baillis, etc., [88] , fut encore une mesure fiscale. Plusieurs de ces juges ne se faisaient pas scrupule de revendre en détail ce qu'ils avaient acheté en gros. « Il y en a, dit l'ambassadeur vénitien, Marino Cavalli [89] , qui poussent si loin l'envie d'exploiter leur position, qu'ils se font pendre tout bonnement à Montfaucon; ce qui arrive lorsqu'ils ne savent pas se conduire avec un peu de prudence; car, jusqu'à un certain point, tout est toléré, principalement si les parties ne s'en plaignent pas. »Le même ambassadeur dit que la longueur des procès était souvent une spéculation des juges [90] : « Une cause de mille écus en exige deux mille de frais; elle dure dix ans. »

Ces abus, qui ne firent que s'accroître sous les règnes suivants, provoquèrent les plaintes les plus vives. Bodin, dans son traité de la République, et Montaigne, dans ses Essais, s'élevèrent contre un trafic scandaleux. Mais il fut surtout attaqué par François Hotman [91] ; il ravale la vénalité des charges par une comparaison ignoble empruntée à la boucherie. Il assimile le trafic de ces offices, que l'on achetait en gros et que l'on revendait en détail, au commerce d'un boucher qui, après avoir acheté un boeuf, le dépèce et en vend les morceaux [92] . Ces attaques amenèrent d'utiles réformes: la vénalité des charges ne fut pas détruite, mais elle fut soumise à des conditions de moralité et de capacité [93] . Grâce à ces réformes, que l'on dut surtout au chancelier de L'Hôpital, les inconvénients de la vénalité des offices de judicature furent atténués. La science et la vertu se transmirent avec les charges dans les familles parlementaires: les Lamoignon, les de Harlay, les Molé, pour ne citer que les plus illustres, datent de la fin du XVIe siècle.

Henri IV et son ministre Sully régularisèrent cette propriété des offices dans les familles parlementaires. Il fut décidé, en 1604, que les magistrats, pour en devenir propriétaires, payeraient chaque année un soixantième du prix de leur charge. Le premier fermier de cet impôt fut le financier Paulet, d'où vint à la taxe le nom de paulette. Le premier bail pour cet impôt fut conclu pour neuf ans, et rapporta au trésor deux millions deux cent soixante-trois mille livres (monnaie du temps). Antérieurement, pour que la vente d'un office fût valable, il fallait que celui qui le résignait survécût quarante jours à la transaction. Henri IV déclara que, pour les offices dont les titulaires auraient payé la paulette, la mort n'entraînerait point la déchéance; les héritiers pouvaient disposer de la charge.

Au XVIIe siècle, la vénalité des charges fut plusieurs fois attaquée. Richelieu songea à la supprimer: « Il ne faut plus rétablir la paulette, dit-il dans ses Mémoires [94] ; il faut abaisser les compagnies, qui, par une prétendue souveraineté, s'opposent tous les jours au bien du royaume. » Colbert eut la même pensée, comme le prouve un mémoire qu'il présenta à Louis XIV en 1665 [95] ;mais comme son projet rencontra des résistances insurmontables, il sut se contenter des réformes qui pouvaient être immédiatement appliquées; il diminua le prix des offices et en limita le nombre [96] . Malgré ces réformes, le prix des charges de judicature était encore très élevé: un office de président à mortier se vendait trois cent cinquante mille livres; les charges de maître des requêtes et d'avocat général, cent cinquante mille livres; de conseiller au parlement, quatre-vingt-dix à cent mille livres; de premier président de la chambre des comptes; quatre cent mille livres; de président de la même chambre, deux cent mille livres; de maître des comptes, cent vingt mille livres [97] .

Pendant la dernière partie du règne de Louis XIV, les abus de la vénalité des charges se renouvelèrent de la manière la plus scandaleuse, et Saint-Simon, qui retrace surtout l'histoire de cette période, en parle souvent. Mais c'est surtout dans le Journal inédit de Foucault [98] que l'on trouve la preuve de ces créations d'offices, multipliées par la fiscalité. Il suffira d'en citer quelques passages: « En février 1693, j'ai reçu l'édit et l'arrêt du conseil que M. de Pontchartrain m'a envoyé au sujet des charges de contrôleur commissaire et trésorier de l'arrière-ban [99] . — Le roi a créé des charges d'essayeurs d'étain. — En 1694, il a été créé, par un édit, des colonels, majors et autres officiers de milices bourgeoises des villes et bourgs du royaume. J'ai proposé de les faire prendre (ces charges) par les mieux accommodés des bourgeois [100] . — Le 9 janvier, M. de Pontchartrain m'a envoyé l'édit portant création des certificateurs des criées. — Le roi a créé des médecins et chirurgiens royaux. — Il a été créé des offices de greffiers alternatifs [101] des rôles des tailles dans les paroisses. — Au mois d'octobre 1696, le roi a créé, par un édit, des offices de gouverneurs héréditaires dans toutes les villes closes du royaume, à l'exception de celles où il y a des provisions du roi et des appointements employés dans les États de Sa Majesté. Ces charges ont été fort recherchées et bien vendues. »

Cette nomenclature, qu'il serait facile de prolonger, prouve à quel excès avait été portée la vénalité des charges. Elle s'étendait à l'armée, et Saint-Simon a dit avec raison: « Cette vénalité est une grande plaie dans le militaire, et arrête bien des gens qui seraient d'excellents sujets. C'est une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l'État. » Malgré ces abus, la vénalité des charges trouva des apologistes au XVIIIe siècle. Montesquieu l'a défendue dans le passage suivant de l'Esprit des Lois[102]; « Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques, parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille, ce qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État plus permanents. » La vénalité des charges de judicature, supprimée en 1771, par le président Maupeou, fut rétablie en 1774, et a duré jusqu'à la révolution française.

Suite
[85]
Traité de lamonarchie, première partie, chap. XVII.
[86]
Claude de Seyssel, Traité de la monarchie, deuxième partie, chapitre XX.
[87]
Journal d'un bourgeois de Paris sous François Ier, p. 123, 124 (Publication de la Société de l'histoire de France).
[88]
Ibidem, p. 124, 125, 126, 127.
[89]
Relations des ambassadeurs vénitiens, I, 265.
[90]
Ibidem, 263.
[91]
Franco-Gallia, chap. XXI.
[92]
«  Sicuti lanii bovem opimum pretio emptum in macello per partes venditaut.  »
[93]
Voy. art. 12 de l'ordonnance de Moulins (1566).
[94]
Mémoires de Richelieu, liv. XX.
[95]
Ce mémoire a été publié dans la Revuerétrospective, deuxième série, t. IV, p. 251 et suiv.
[96]
Anciennes lois françaises, t. XVIII, p. 66.
[97]
Anciennes lois françaises, ibidem. — Henri Martin, Histoire de France, (3e édit), t. XIV, p. 574.
[98]
J'ai déjà plusieursfoiscité ce journal de Foucault, qui est conservé dans le dépôt des mss. de la Bib. impériale.
[99]
Ibidem. fol. 82.
[100]
Ibidem, fol. 87.
[101]
C'est-à-dire remplissant alternativement l'office de greffiers des rôles.
[102]
Liv. V, chap. XIX, éd. de Ch. Lahure, t. I, p. 61.