1723
Année 1723. — Stérilité des récits de cette année; sa cause. — Mort de l'abbé de Dangeau. — Mort du prince de Vaudémont; du duc de Popoli à Madrid, et sa dépouille. — Mort et caractère de M. Le Hacquais. — Obsèques de Madame à Saint-Denis. — Mort, famille, caractère, obsèques de Mme la Princesse. — Biron, Lévi et La Vallière faits et reçus ducs et pairs à la majorité. — Majorité du roi. — Lit de justice. — Il visite les princesses belle-fille, filles, même la soeur de feu Mme la Princesse, et point ses petites-filles, quoique princesses du sang. — Conseil de régence éteint. — Forme nouvelle du gouvernement. — Survivance de la charge de secrétaire d'État de La Vrillière à son fils. — Mariage secret du comte de Toulouse avec la marquise de Gondrin. — Fin de la peste de Provence, et le commerce universellement rétabli. — Mlle de Beaujolais remise à la frontière par le duc de Duras au duc d'Ossone, et reçue par Leurs Majestés Catholiques, etc., à une journée de Madrid, où il se fait de belles fêtes. — Le chevalier d'Orléans, grand prieur de France, et le comte de Bavière, bâtard de l'électeur, faits grands d'Espagne. — Explication des diverses sortes d'entrées chez le roi, et du changement et de la nouveauté qui s'y fit. — Rétablissement des rangs et honneurs des bâtards, avec des exceptions peu perceptibles, dont ils osent n'être pas satisfaits. — Cardinal Dubois éclate sans mesure contre le P. Daubenton. — Cause de cet éclat sans retour. — Mort du prince de Courtenay. — Détails des troupes et de la marine rendus aux secrétaires d'État. — Duc du Maine conserve ceux de l'artillerie et des Suisses, et y travaille chez le cardinal Dubois. — Maulevrier arrivé de Madrid, où Chavigny est chargé des affaires, sans titre. — Mariage de Maulevrier-Colbert avec Mlle d'Estaing, et du comte de Peyre avec Mlle de Gassion. — Mort de la princesse de Piémont (palatine Soultzbach); du duc d'Aumont; de Beringhen, premier écuyer du roi; de la marquise d'Alègre; de Mme de Châteaurenaud et de Mme de Coëtquen, soeur de Noailles; du fils aîné du duc de Lorraine. — Cardinal Dubois préside à l'assemblée du clergé. — La Jonchère à la Bastille. — Le Blanc exilé. — Breteuil secrétaire d'État de la guerre. — Cause singulière et curieuse de sa fortune. — Son caractère.
Cette année [1723], dont la fin est le terme que j'ai prescrit à ces Mémoires, n'aura ni la plénitude ni l'abondance des précédentes. J'étais ulcéré des nouveautés du sacre; je voyais s'acheminer le complet rétablissement de toutes les grandeurs des bâtards, j'avais le coeur navré de voir le régent à la chaîne de son indigne ministre, et n'osant rien sans lui ni que par lui; l'État en proie à l'intérêt, à l'avarice, à la folie de ce malheureux sans qu'il y eût aucun remède. Quelque expérience que j'eusse de l'étonnante faiblesse de M. le duc d'Orléans, elle avait été sous mes yeux jusqu'au prodige lorsqu'il fit ce premier ministre après tout ce que je lui avais dit là-dessus, après ce qu'il m'en avait dit lui-même, enfin de la manière incroyable à qui ne l'a vu comme moi, dont je l'ai raconté dans la plus exacte vérité. Je n'approchais plus de ce pauvre prince à tant de grands et utiles talents enfouis, qu'avec répugnance; je ne pouvais m'empêcher de sentir vivement sur lui ce que les mauvais Israélites se disaient dans le désert sur la manne: Nauseat anima mea super cibum istum levissimum. Je ne daignais plus lui parler. Il s'en apercevait, je sentais qu'il en était peiné; il cherchait à me rapprocher, sans toutefois oser me parler d'affaires que légèrement et avec contrainte, quoique sans pouvoir s'en empêcher. Je prenais à peine celle d'y répondre, et j'y mettais fin tout le plus tôt que je le pouvais; j'abrégeais et je ralentissais mes audiences; j'en essuyais les reproches avec froideur. En effet, qu'aurais je eu à dire ou à discuter avec un régent qui ne l'était plus, pas même de soi, bien loin de l'être du royaume, où je voyais tout en désordre.
Le cardinal Dubois, quand il me rencontrait, me faisait presque sa cour. Il ne savait par où me prendre. Les liens de tous les temps et sans interruption étaient devenus si forts entre M. le duc d'Orléans et moi, que le premier ministre, qui les avait sondés plus d'une fois, n'osait se flatter de les pouvoir rompre. Sa ressource fut d'essayer de me dégoûter par imposer à son maître une réserve à mon égard qui nous était à tous deux fort nouvelle, mais qui lui coûtait plus qu'à moi par l'habitude, et j'oserai dire par l'utilité qu'il avait si souvent trouvée dans cette confiance, et moi je m'en passais plus que volontiers, dans le dépit de n'en pouvoir espérer aucun fruit ni pour le bien de l'État, ni pour l'honneur et l'avantage de M. le duc d'Orléans, totalement livré à ses plaisirs de Paris, et au dernier abandon à son ministre. La conviction de mon inutilité parfaite me retira de plus en plus, sans avoir jamais eu le plus léger soupçon qu'une conduite différente pût m'être dangereuse, ni que, tout faible et tout abandonné que fût le régent au cardinal Dubois, celui-ci pût venir à bout de me faire exiler comme le duc de Noailles et Canillac, ni de me faire donner des dégoûts à m'en faire prendre le parti. Je demeurai donc dans ma vie accoutumée, c'est-à-dire ne voyant jamais M. le duc d'Orléans que tête à tête, mais le voyant peu à peu, toujours plus de loin en plus loin, froidement, courtement, sans ouvrir aucun propos d'affaires, les détournant même de sa part quand il en entamait, et y répondant de façon à les faire promptement tomber. Avec cette conduite et ces vives sensations, on voit aisément que je ne fus de rien, et que ce que j'aurai à raconter de cette année sentira moins la curiosité et l'instruction de bons et de fidèles Mémoires, que la sécheresse et la stérilité des faits répandus dans des gazettes.
L'abbé de Dangeau mourut au commencement de cette année, à quatre-vingts ans. Il en a été [assez] parlé d'avance à l'occasion de la mort de son frère aîné, pour n'avoir rien à y ajouter. Il n'avait qu'une abbaye et un joli prieuré à Gournay-sur-Marne, qui lui faisait une très agréable maison de campagne à la porte de Paris, aussi bon homme et aussi fade que son frère.
Le prince de Vaudemont mourut presque en même temps, à quatre-vingt-quatre ans, à Commercy, où il s'était comme retiré depuis la mort du feu roi, venant rarement et courtement à Paris, et n'allant guère plus souvent ni plus longuement à Lunéville. Il a tant et si souvent été parlé de la naissance, de la famille, de la fortune, des perfidies, des cabales de cet insigne Protée, que je ne m'y étendrai pas ici. Ses chères nièces lui allaient tenir compagnie tous les ans, longtemps, surtout depuis que l'aînée, tombée des nues par la mort de Monseigneur, puis par celle du roi, s'était fait une planche, après le naufrage, de l'abbaye de Remiremont, qu'elle avait su obtenir fort -peu après la mort de Monseigneur. La princesse d'Espinoy recueillit l'immense héritage de ce cher oncle, excepté Commercy, qui revint au duc de Lorraine, qui renvoya à l'empereur le collier de la Toison, que Vaudemont avait de Charles II.
Le duc de Popoli, duquel j'ai aussi tant parlé, mourut à Madrid quelques jours après. Le duc de Bejar eut sa place de majordome-major du prince des Asturies, et le duc d'Atri, frère du cardinal Acquaviva, eut sa compagnie italienne des gardes du corps. Le duc de Popoli avait soixante-douze ans, et il était chevalier du Saint-Esprit et de la Toison d'or. Ce fut une perte pour la cabale italienne, et un gain pour les Espagnols et pour les honnêtes gens. Son fils, dont j'ai aussi beaucoup parlé, trouva un prodigieux argent comptant et force pierreries, qu'il ne tarda pas à manger, ni à se ruiner ensuite. Il fit aussitôt après sa couverture de grand d'Espagne.
Un plus honnête homme qu'eux les suivit de près, mais d'une condition si différente que je n'en parlerais pas ici sans la singularité de ses vertus; et que je l'ai fort connu à Pontchartrain. Il s'appelait Le Hacquais, et par corruption M. des Aguets, conseiller d'honneur à la cour des aides, après y avoir été longtemps avocat général avec la plus grande réputation de droiture et la première d'éloquence, avec une capacité profonde et une facilité surprenante à parler et à écrire. Il était plein d'histoire et de belles-lettres, de goût le plus délicat, du sel le plus fin et du tour le plus singulier et le plus agréable. Il avait la conversation charmante, naturelle, pleine de traits; il était modeste, poli, respectueux, et jamais ne montrait la moindre érudition. La galanterie et l'amour de la chasse les avait unis le chancelier de Pontchartrain et lui dans leur jeunesse; leurs coeurs ne s'étaient jamais désunis depuis. Il était de tous les voyages de Pontchartrain, aussi aimé de la chancelière, de toute la famille et de tous les amis qu'il l'était du chancelier, et il était là dans un air de considération infinie, et y chassait, tant qu'il pouvait, à tirer à pied et à cheval, et à courre le renard avec le chancelier. Il était extrêmement sobre et simple en tout. Ses vers galants autrefois, et sur toutes sortes de sujets, étaient pleins de pensées, de tour, de traits et de justesse. Il y avait longtemps, quand je le connus à Pontchartrain, qu'il était convenu fort homme de bien et même pénitent. Ce changement lui avait tellement fermé la bouche que le chancelier l'appelait son muet, et on y perdait infiniment. Quand il faisait tant que de dire quelque chose, c'était toujours avec un sel et une grâce qui ravissait. Je lui disais souvent que j'avais envie de le battre jusqu'à ce qu'il se mit à parler. Il ne fut jamais marié, fort solitaire et sauvage depuis sa grande piété, et mourut avec peu de bien, duquel il ne s'était jamais soucié, à quatre-vingt-quatre ans, regretté de beaucoup d'amis, et avec une réputation grande et rare.
Les obsèques de Madame se firent à Saint-Denis, le 13 février. Mlles de Charolais, de Clermont et de la Roche-sur-Yon, firent le deuil, menées par M. le duc de Chartres, M. le duc et M. le comte de Clermont. Les cours supérieures y assistèrent. L'archevêque d'Albi (Castries) officia, et l'évêque de Clermont (Massillon) fit l'oraison funèbre, qui fut belle.
Mme la Princesse suivit Madame de près. Elle mourut à Paris, le 23 février, à soixante-quinze ans. Elles étaient filles des deux frères et fort unies, petites-filles de l'électeur palatin, gendre de Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne, qui [57] , pour s'être voulu faire roi de Bohème, perdit tous ses États et sa dignité électorale, et mourut proscrit en Hollande. Son fils aîné fut enfin rétabli, mais dernier électeur, ce que Madame, qui était sa fille, rie pardonna jamais à la branche de Bavière. Édouard, frère puîné de l'électeur rétabli, épousa Anne Gonzague, dite Clèves, dont il eut la princesse de Salm, femme du gouverneur de l'empereur Joseph, et ministre d'État de l'empereur, Léopold, Mme la Princesse, et la duchesse d'Hanovre ou de Brunswick, mère de l'impératrice Amélie, épouse de l'empereur Joseph. Cette Anne Gonzague se rendit illustre par son esprit et sa conduite, et par sa grande cabale pendant les troubles de la minorité du feu roi, devint jusqu'à sa mort la plus intime et confidente amie du célèbre prince de Condé, qu'elle servit plus utilement que personne, de sorte qu'ils marièrent ensemble leurs enfants. Elle était soeur de la reine Marie [58] , deux fois reine de Pologne, aimée et admirée partout par son esprit, ses talents de gouvernement et tous les agréments possibles, que la reine mère et le cardinal de Richelieu empêchèrent Monsieur, Gaston, de l'épouser.
Mme la Princesse eut des biens immenses. Elle était laide, bossue, un peu tortue, et sans esprit, mais douée de beaucoup de vertu, de piété, de douceur et de patience, dont elle eut à faire un pénible et continuel usage tant que son mariage dura, qui fut plus de quarante-cinq ans. Devenue veuve, elle bâtit somptueusement le Petit-Luxembourg, assez vilain jusqu'alors, l'orna et le meubla de même; mais quand on l'allait voir, on entrait par ce qui s'appelle une montée, dans une vilaine petite salle à manger, au coin de laquelle était une porte qui donnait dans un magnifique cabinet, au bout de toute l'enfilade de l'appartement, qu'on ne voyait jamais. Toutes les cérémonies dues à son rang furent observées au Petit-Luxembourg, où elle mourut, mais il n'y fut pas question de la garde de son corps par des dames. Cette entreprise, tentée précédemment, n'avait pu réussir; les princes du sang enfin s'en étaient dépris. Elle fut portée en cérémonie aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle fut enterrée. Caylus, évêque d'Auxerre, y fit la cérémonie. J'ai rangé ici cette mort pour ne pas interrompre ce qui va suivre.
La majorité approchait et mettait bien des gens en mouvement. M. le duc d'Orléans se laissa entendre qu'il pourrait faire duc et pair le marquis de Biron, son premier écuyer. Cette notion en réveilla d'autres. Le prince de Talmont, qui à son mariage avait escroqué le tabouret au feu roi par surprise, et qui ne pouvait espérer de le transmettre à son fils, n'oublia rien pour être fait duc et pair. Madame et lui étaient enfants des deux soeurs, titre qui, joint à sa naissance, le lui faisait espérer de M. le duc d'Orléans: toutefois il n'y put réussir. La princesse de Conti, dont la passion pour l'élévation de La Vallière son cousin germain, était extrême, se mit à tourmenter M. le duc d'Orléans, qui, à ce qu'il me dit, avait donné au fils de La Vallière la survivance de son gouvernement de Bourbonnais pour être quitte avec la princesse de Conti, et lui fermer la bouche sur toute autre demande, mais il n'eut pas la force de résister. Je réussis aussi, quoique avec grande peine, pour le marquis de Lévi, gendre du feu duc de Chevreuse. Ainsi ces trois furent déclarés en cet ordre: Biron, Lévi et La Vallière. Les deux premiers, toto coelo distants du troisième [59] , avaient eu chacun un duché-pairie dans sa maison, et Lévi avait vu éteindre celui de Ventadour depuis peu d'années. À l'égard de celui de Biron, j'admirai avec indignation l'effronterie et l'impudence avec laquelle la femme de Biron osait tirer un titre de prétention de l'extinction du duché-pairie de Biron. Biron et Lévi passèrent sans grand murmure par leur naissance et leurs services; mais La Vallière qu'on aimait d'ailleurs excita les clameurs publiques, au point que M. le duc d'Orléans en fut honteux.
Le 19 février, le roi reçut à Versailles les respects de M. le duc d'Orléans et de toute la cour sur sa majorité, et déclara les trois nouveaux ducs et pairs. Le lendemain il vint en pompe, après dîner, à Paris aux Tuileries, et le 22 il alla au parlement tenir son lit de justice pour la déclaration de sa majorité, et y fit recevoir les trois nouveaux ducs et pairs. La séance finit par l'enregistrement d'un nouvel édit contre les duels, qui redevenaient communs. Le 23, le roi reçut aux Tuileries les harangues des compagnies supérieures et autres corps qui ont accoutumé d'haranguer. Le 24, il alla voir Mme la Duchesse et les deux filles de Mme la Princesse, morte la veille. On vit avec surprise qu'il alla voir aussi la duchesse de Brunswick, sa soeur. Ses visites s'y bornèrent; elles ne s'étendirent pas jusqu'aux princes et princesses du sang, petits-enfants de Mme la Princesse. Enfin, le 25, il retourna à Versailles avec la même pompe qu'il en était venu.
Le conseil de régence prit fin. Le conseil d'État ne fut composé que de M. le duc d'Orléans, M. le duc de Chartres, M. le Duc, du cardinal Dubois et de Morville, secrétaire d'État jusqu'alors sans fonction, à qui le cardinal Dubois remit sa charge de secrétaire d'État avec le département des affaires étrangères. Maurepas, secrétaire d'État, jusqu'alors sous la tutelle de La Vrillière, son beau-père, commença à faire sa charge de secrétaire d'État avec le département de la marine. La Vrillière demeura comme il était sous le feu roi; mais il ne remit qu'un peu après le détail de Paris et de la maison du roi à son gendre, qui étaient de son département, et Le Blanc demeura secrétaire d'État avec le département de la guerre pour ne pas y rester longtemps. Le conseil des finances, les mêmes, excepté Morville, et de plus Armenonville, garde des sceaux, Dodun, contrôleur général, et les deux conseillers d'État au conseil royal des finances. Le maréchal de Villeroy, chef de ce conseil, était exilé à Lyon. Le conseil des dépêches [60] était composé de M. le duc d'Orléans, des deux princes du sang, du cardinal Dubois et des quatre secrétaires d'État. Ainsi tout cet extérieur, aux princes du sang près, reprit tout celui du temps du feu roi. On consola La Vrillière de son déchet par la survivance de sa charge de secrétaire d'État à son fils.
Il y avait assez longtemps que le comte de Toulouse avait pris beaucoup de goût pour la marquise de Gondrin aux eux de Bourbon, où ils s'étaient rencontrés et fort vus. Elle était soeur du duc de Noailles qu'il n'aimait ni n'estimait, et veuve avec deux fils du fils aîné de d'Antin, avec qui il avait toujours eu beaucoup de commerce et de liaisons de convenance et de bienséance, parce qu'ils étoient tous deux fils de Mme de Montespan. Mme de Gondrin avait été dame du palais sur la fin de la vie de Mme la Dauphine, jeune, gaie et fort Noailles; la gorge fort belle, un visage agréable, et n'avait point fait parler d'elle. L'affaire fut conduite au mariage dans le dernier secret. Pour le mieux cacher, le comte de Toulouse prit le moment de la séance du lit de justice de la majorité, dont il s'excluait, parce que les bâtards ne traversaient plus le parquet, et à cause de cela n'allaient point au parlement, ni le cardinal de Noailles non plus à cause de sa pourpre qui y aurait cédé aux pairs ecclésiastiques. La maréchale de Noailles alla seule avec sa fille à l'archevêché, où le comte de Toulouse se rendit en même temps seul avec d'O, où le cardinal de Noailles leur dit la messe et les maria dans sa chapelle, au sortir de laquelle chacun s'en retourna comme il était venu. Rien n'en transpira, et on fut longtemps sans en rien soupçonner, d'autant que le comte de Toulouse avait toujours paru fort éloigné de se marier.
En ce même temps la peste qui avait si longtemps désolé la Provence y fut tout à fait éteinte, et tellement que les barrières furent levées, le commerce rétabli, et les actions de grâces publiquement célébrées dans toutes les églises du royaume, et au bout de peu de mois le commerce entièrement rouvert avec tous les pays étrangers.
Mlle de Beaujolais fut remise à la frontière par le duc de Duras, qui commandait la Guyenne et qui en eut la commission, au duc d'Ossone, qui avait celle du roi d'Espagne pour la recevoir, et qui commandait le détachement de la maison du roi d'Espagne envoyé au-devant d'elle. La duchesse de Duras la remit à la comtesse de Lemos, sa camarera-mayor, dont j'ai parlé plus d'une fois, et dont la complaisance d'accepter cette place surprit fort toute la cour d'Espagne. Aucun Français ni Française ne passa en Espagne avec Mlle de Beaujolais. Elle trouva Leurs Majestés Catholiques, le prince et la princesse des Asturies à Buytrago, à une journée de Madrid, qui lui présentèrent don Carlos à la descente de son carrosse. Ils allèrent tous le lendemain à Madrid, où il y eut beaucoup de fêtes. Le chevalier d'Orléans, grand prieur de France, y était arrivé sept ou huit jours auparavant, et il fut fait grand d'Espagne. Bientôt après il fit sa couverture, et s'en revint aussitôt après avoir rempli l'objet de son voyage. L'électeur de Bavière, qui avait si bien servi les deux couronnes, et à qui il en avait coûté si cher, crut, sur cet exemple, pouvoir demander la même grâce au roi d'Espagne, fils de sa soeur, pour son bâtard le comte de Bavière, qui était dans le service de France.
M. le duc d'Orléans, qui méprisait tout et qui faisait litière de tout, avait peu à peu accordé à qui avait voulu, sans choix ni distinction aucune, les grandes entrées chez le roi, aux uns les grandes, les premières entrées aux autres, et les avait rendus si nombreux que c'était un peuple dont la foule ôtait toute distinction, et ne pouvait qu'importuner beaucoup le roi. Le cardinal Dubois, qui ne buttait [61] pas moins à se rendre maître de l'esprit du roi, qu'il avait fait à dominer M. le duc d'Orléans, voulut éloigner de tout moyen de familiarité avec le roi tous ceux qu'il pourrait, et se la procurer en même temps tout entière. Il saisit donc les premiers moments qui suivirent la majorité pour faire aux entrées le changement qu'il projetait sous prétexte d'y remettre l'ordre et de soulager le roi d'une foule importune dans les moments de son particulier. Pour mieux entendre le manége du cardinal Dubois là-dessus, il faut expliquer auparavant ce que c'était que les entrées chez le feu roi, l'ordre qui y était observé, et combien elles étaient précieuses et rares. Je n'ai fait qu'en dire un mot à l'occasion de celles que le feu roi lui donna: les premières à MM. de Charost, père et fils, et les grandes, longtemps depuis, aux maréchaux de Boufflers et de Villars.
Il y avait chez le feu roi trois sortes d'entrées fort distinguées, deux autres fort agréables, une dernière qui était comme entre les mains du premier gentilhomme de la chambre en année. La première sorte s'appelait les grandes entrées. Les charges qui les donnaient sont celles de grand chambellan, des quatre premiers gentilshommes de la chambre en année ou non, de grand maître de la garde-robe et du maître de la garde-robe en année. Sans charge elles furent toujours très rares, et une grande récompense ou un grand effet de faveur; je ne les ai vues qu'aux bâtards et aux maris des bâtardes, même des filles des bâtardes. De gens de la cour, le duc de Montausier pour avoir été gouverneur de Monseigneur, le premier maréchal de La Feuillade et le duc de Lauzun, qui en a joui seul sans charge bien des années jusqu'à la mort du roi. L'autre sorte d'entrées n'était que par les derrières. Ceux qui les avaient n'entraient jamais par devant, ni n'en jouissaient dans la chambre du roi à son lever, à son coucher; ou quand ils y voulaient venir, ils n'entraient qu'avec toute la cour. Ils venaient donc par le petit degré de derrière qui donnait dans les cabinets du roi, ou par les portes de derrière des cabinets qui donnaient dans la galerie ou dans le grand appartement, et entraient ainsi sans être vus dans les cabinets du roi à toutes heures, hors celles du conseil, ou d'un travail particulier du roi avec un de ses ministres. C'est ce que n'avaient point les grandes entrées ni aucune autre. Celles de derrière se trouvaient quand bon leur semblait dans le cabinet du roi après le lever, où, pendant un quart d'heure et plus, le roi donnait l'ordre de sa journée, parmi tous ceux qui avaient des entrées; mais l'ordre donné, tout sortait du cabinet, excepté les entrées des derrières qui demeuraient jusqu'à la messe, et cela était souvent assez long.
Les soirs, entre le souper et le coucher du roi, ces entrées de derrière avaient la liberté d'être dans le cabinet où le roi se tenait avec ses bâtards, ses bâtardes et leurs enfants ou gendres, ou Monseigneur, les fils de France, Mmes les duchesses de Bourgogne et de Berry; et après la mort de Mme la duchesse de Bourgogne, devenue Dauphine, Madame fut enfin admise. Ceux qui avaient ces entrées étaient les fils de France, les princesses qui viennent d'être nommées et qui entraient par devant avec le roi. Tout le reste entrait et sortait par derrière: c'étaient les bâtards, les bâtardes, leurs gendres, petits-gendres et leurs enfants et petits-enfants. À cette entrée d'après souper M. le Duc, gendre du roi, et M. le prince de Conti, gendre de Mme la Duchesse, et qui ne l'avaient eue que comme tels à leur mariage, entraient et sortaient seuls par devant avec le roi. Le reste de ceux qui avaient ces entrées de derrière ne les avaient que par leurs emplois. C'étaient Mansart, puis d'Antin qui avaient les bâtiments, Montchevreuil et d'O, comme ayant été gouverneurs des deux bâtards: Chamarande, qui avait eu la survivance, de son père, de premier valet de chambre. Le reste n'était que des principaux valets, lesquels avaient aussi les grandes entrées. Ce qui distinguait ces grandes entrées des premières entrées était le premier petit lever où les grandes entrées voyaient le roi au lit et sortir de son lit, avaient toutes les autres entrées excepté celles de derrière, mais pouvaient aussi entrer à toute heure dans le cabinet du roi, quand il n'y avait point de travail de ministre, lorsqu'ils avaient quelque chose à dire au roi de pressé, ce qui n'était pas permis à d'autres. Les premières entrées avaient, exclusivement aux entrées inférieures, un second petit lever fort court, et le petit coucher auquel il n'y avait point de différence ides grandes entrées à celles-ci, qui en sortaient ensemble.
Longtemps avant la mort du roi, à l'occasion d'une longue goutte qu'il avait eue, il avait supprimé le grand coucher, c'est-à-dire, que la cour ne le voyait plus depuis la sortie de son souper. Ainsi tout le coucher était devenu petit coucher réservé aux grandes entrées et aux premières. Quand le roi était incommodé, ces grandes entrées avaient leurs privances et leurs distinctions au-dessus des premières, comme celles-ci en avaient au-dessus des entrées inférieures, qui en avaient aussi, mais peu perceptibles sur le reste de la cour. Dans ces cas d'incommodité, les entrées des derrières entraient par les derrières dans les cabinets, et de là dans la chambre du roi, en de certains moments rompus, et en sortaient de même. Ceux qui avaient les premières entrées que j'ai vus, étaient le maître de la garde-robe qui n'était point en année, le précepteur et les sous-gouverneurs de Monseigneur et des princes ses fils, ou qui l'avaient été. Il n'y avait que ceux-là par charge. Des autres, M. le Prince qui les avait eues seulement au mariage de M. son fils avec la fille aînée du roi et de Mme de Montespan, le maréchal de Villeroy, comme fils du gouverneur du roi, le duc de Béthune, lorsqu'il quitta sa compagnie des gardes du corps, Beringhen, premier écuyer, Tilladet, parce qu'il avait été maître de la garde-robe avant d'avoir eu les Cent-Suisses; enfin, les deux lecteurs du roi, que je ne compte pas, quoique par charge, parce qu'elles n'ont rien que ces premières entrées qui les fasse compter pour quelque chose, et qu'excepté Dangeau qui en acheta une uniquement pour avoir ces entrées, et qui perça, tous les autres ont été des gens de fort peu de chose. Viennent après les entrées de la chambre et celles du cabinet. Toutes les charges chez le roi ont ces deux entrées, et tous les princes du sang comme tels, ainsi que les cardinaux. Fort peu d'autres gens de la cour sans charges les pont obtenues.
Celles de la chambre consistent à entrer au lever du roi un moment avant le reste de la cour, quelquefois pour un instant, quand le roi prenait un bouillon les jours de médecine, ou de quelque légère incommodité, privativement au reste de la cour.
Celles du cabinet, qui appartiennent aux charges principales et secondes, et à fort peu d'autres courtisans, mais aussi aux princes du sang et aux cardinaux, n'étaient que pour entrer après le lever dans le cabinet du roi à l'heure qu'il donnait l'ordre pour la journée, et rien plus.
Enfin la dernière entrée, dont le premier gentilhomme de la chambre en année disposait, était lorsque le roi allant à la chasse ou se promener, venait prendre une chaussure et un surtout. L'huissier allait nommer au premier gentilhomme de la chambre en année les personnes de quelque distinction qui étaient à la porte et qui désiraient entrer. Le premier gentilhomme de la chambre ne nommait au roi que celles qu'il voulait favoriser, qu'il faisait entrer, et de même au retour du roi. C'est ce qui s'appelait le botter et le débotter. À Marly y entrait qui voulait indépendamment du premier gentilhomme de la chambre, mais non ailleurs.
On voit ainsi l'ordre de toutes ces entrées, et combien précieuses et rares étaient les grandes et celles des derrières, même les premières entrées qui donnaient lieu à faire une cour facile et distinguée, et à parler au roi à son aise et sans témoins, car les gens de ces entrées s'écartaient dès que l'un d'eux s'approchait pour parler au roi, qui était si difficile à accorder des audiences au reste de sa cour.
Le cardinal Dubois, dans son nouveau projet, commença par faire rendre les brevets des grandes et des premières entrées à ceux qui en avaient obtenu. Il n'en excepta que le maréchal de Berwick pour les grandes, qu'il ménageait, pour l'éloigner en lui faisant accepter l'ambassade d'Espagne, et Belle-Ile pour les premières, qu'il voulait tromper jusqu'au bout pour le perdre avec Le Blanc, et il fut la dupe de l'un et de l'autre. Berwick ne fut point en Espagne. Belle-Ile, après un long et dur séjour à la Bastille, puis en exil à Nevers, revint à la cour faire la plus prodigieuse fortune, et tous deux conservèrent leurs entrées. Tous les autres les perdirent, hors le très peu de ceux qui restaient et qui les avaient du feu roi. Je fus du nombre des supprimés, et M. le duc d'Orléans le souffrit. Je renvoyai mon brevet dès qu'il me fut redemandé, sans daigner m'en plaindre, ni en dire un mot au cardinal Dubois, ni à M. le duc d'Orléans que j'aurais fort embarrassé. Les entrées, excepté ces deux, demeurèrent donc restreintes aux charges et à ce si peu d'autres qui les avaient du feu roi. Celles des derrières furent abolies, en donnant les grandes à d'Antin, à d'O et à Chamarande. Le cardinal Dubois en inventa de familières qui, du temps du feu roi, n'étaient que pour Monseigneur et les princes ses fils, Monsieur et M. le duc d'Orléans, le duc du Maine et le comte de Toulouse. Dubois les prit pour lui, et, pour faire moins crier, les étendit à tous les princes du sang, au duc du Maine, à ses deux fils et au comte de Toulouse. Elles donnèrent droit d'entrée à toute heure où était le roi quand il ne travaillait pas. Les princes du sang s'en trouvèrent extrêmement flattés, eux qui n'avaient que celles de la chambre. Jamais le feu prince de Conti n'en avait eu d'autres avec celles du cabinet. Et avant que le coucher du roi eût été retranché aux courtisans, j'ai vu bien des fois M. le Prince assis au-dehors de la porte du cabinet du roi, entre le souper et le coucher, et assis qui pouvait dans la même pièce que lui, en attendant le coucher du roi, tandis qu'en sa présence M. le Duc son fils, comme gendre du roi, entrait dans le cabinet, et n'en sortait qu'avec le roi, quand il venait se déshabiller pour son coucher. Ces entrées familières sont demeurées aux princes du sang et aux bâtards et batardeaux, et il ne sera pas facile désormais de les leur ôter par un roi qu'une familiarité si grande pourra facilement gêner et importuner beaucoup.
Tel fut le préparatif du rétablissement des bâtards et des enfants du duc du Maine dans tous les rangs, honneurs et distinctions dont ils jouissaient à la mort du roi. C'est ce qui fut fait par une déclaration du roi enregistrée au parlement, qui n'excepta que le droit de succession à la couronne, le nom et le titre de prince du sang qui leur fut de nouveau interdit, et le traversement du parquet, en sorte que d'ailleurs ils conservèrent en tout et partout l'extérieur de princes du sang, et en eurent aussi les mêmes entrées. C'était, ce semble, de quoi être plus que contents, après la dégradation qu'ils avaient, à tous égards, si justement essuyée. Ils ne le parurent point du tout, et Mme la duchesse d'Orléans encore moins qu'eux. Ils ne prétendaient à rien moins qu'aux trois points qu'ils tâchèrent d'obtenir par toutes sortes d'efforts, et à un quatrième qui était une extension illimitée à leur postérité. Dubois, qui n'osa choquer les princes du sang en des points si sensibles, n'osa les accorder. Son but était de se mettre bien avec les uns et les autres, et de les tenir ennemis pour les opposer et nager ainsi entre eux, appuyé selon l'occasion de ceux qui lui seraient les plus utiles, en faisant pencher la balance de leur côté. Nous fîmes nos protestations, dernière ressource des opprimés. Cet événement acheva de m'éloigner du cardinal et de M. le duc d'Orléans, auxquels, comme chose très inutile, je ne pris pas la peine d'en dire une seule parole. Personne de nous ne visita les bâtards sur ce rétablissement si honteux et si fort à pure perte pour M. le duc d'Orléans, après tout ce qui s'était passé.
En même temps le cardinal Dubois négociait avec le P. Daubenton, non seulement le retour des bonnes grâces du roi d'Espagne au maréchal de Berwick, mais l'agrément de Sa Majesté Catholique pour qu'il allât, ambassadeur du roi à Madrid. L'impossibilité du succès de cette entreprise, dont il ne m'avait confié que la moitié, ne l'avait pas rebuté, quoique je la lui eusse bien clairement exposée, tant il était pressé de se défaire de ce duc, dont l'estime, l'amitié, la familiarité pour lui de M. le duc d'Orléans lui était si importune, et duquel il ne pouvait se délivrer autrement. À l'occasion de la négociation du futur mariage de Mlle de Beaujolais, il avait promis une grosse abbaye à un frère que le P. Daubenton avait à Paris. Cette abbaye ne venait point, le cardinal en suspendait le don pour hâter le jésuite d'obtenir du roi d'Espagne ce qu'il avait si fort à coeur, et payait, en attendant, son frère d'espérances les plus prochaines. La négociation ne fut pas longue, le P. Daubenton manda nettement au cardinal qu'il n'avait pu y réussir, et qu'il n'avait jamais trouvé dans le roi d'Espagne une inflexibilité si dure ni si arrêtée. Le cardinal entra en furie, dans le dépit de ne savoir plus comment pouvoir éloigner le duc de Berwick. Le frère du P. Daubenton se présenta à lui pour insister sur l'abbaye promise; le cardinal l'envoya très salement promener, le traita comme un nègre, lui chanta pouille du P. Daubenton, lui déclara qu'il n'avait plus d'abbaye à espérer, lui défendit d'oser jamais paraître devant lui, et rompit tout commerce avec le P. Daubenton pour tout le reste de sa vie. On peut juger de l'effet de cette sortie sur un jésuite accoutumé aux adorations des ministres des plus grandes puissances, et aux ménagements directs de ces mêmes puissances. On en verra bientôt les funestes effets.
Je n'ai point su par quelle heureuse fantaisie, car le cardinal Dubois n'était rien moins que noble et bienfaisant, il avait pris en gré, du temps de la splendeur de Law, le vieux prince de Courtenay, qui n'avait pas de quoi vivre. Il lui avait procuré le payement de ses dettes, et plus de quarante mille livres de rentes au delà. Il n'en jouit que quelques années; il mourut à quatre-vingt-trois ans, en ce temps-ci, et laissa ce bien à son fils unique qu'il avait eu de [Marie] de Lamet; il avait eu un aîné tué à vingt-deux ans, sans alliance, étant mousquetaire au siège de Mons, comme il a été dit ici ailleurs. M. de Courtenay, après douze ans de veuvage, se remaria, en 1688, à la fille de Besançon, qu'on appelait M. Duplessis-Besançon, lieutenant général et gouverneur d'Auxonne, laquelle était veuve de M. Le Brun, président au grand conseil, dont il laissa une fille mariée au marquis de Beauffremont en 1712. On a vu ailleurs comment ce prince de Courtenay perdit la fortune que le cardinal Mazarin avait résolu de lui faire, en lui donnant une de ses nièces en mariage, et le faisant déclarer prince du sang. On y a vu aussi ce qu'est devenu son fils, en qui toute cette maison de Courtenay s'est éteinte, vraiment et légitimement de la maison royale, sans en avoir jamais pu être reconnu, quoiqu'elle n'en doutât pas, ni le feu roi non plus.
Fort tôt après la formation des conseils d'État, des finances et des dépêches, le cardinal Dubois ôta le détail de l'infanterie, de la cavalerie et des dragons à M. le duc de Chartres, au comte d'Évreux et à Coigny colonels généraux, et le rendit aux départements du secrétaire d'État de la guerre. Le comte de Toulouse retint encore quelque peu de temps celui de la marine; mais il le perdit enfin à très peu de chose près, comme les autres, et le vit passer au secrétaire d'État de la marine. Pour les Suisses et l'artillerie, tout fut rendu à cet égard, à peu de chose près, au duc du Maine, comme il l'avait du temps du feu roi, mais en allant travailler chez le cardinal Dubois sur ces deux matières.
Maulevrier revint en ce temps-ci d'Espagne, et fut médiocrement reçu. Il s'en alla tôt après montrer sa Toison dans sa province. Je n'entendis point parler de lui ni lui de moi, et n'en avons pas ouï parler depuis. Qui lui aurait dit alors qu'il deviendrait maréchal de France, il en aurait été pour le moins aussi étonné que le monde le fut quand le bâton lui fut donné. Chavigny demeura en Espagne sans titre, mais chargé des affaires en attendant un ambassadeur.
Un autre Maulevrier, mais qui était Colbert, et petit-fils du maréchal de Tessé, épousa une fille du comte d'Estaing, et le comte de Peyre une fille de Gassion, petite-fille du garde des sceaux Armenonville.
La princesse de Piémont mourut en couche à Turin, au bout d'un an de mariage. Elle n'avait pas vingt ans, et était fort belle. Elle était Palatine-Soultzbach.
Le duc d'Aumont, chevalier de l'ordre, mourut le 6 avril d'apoplexie, à cinquante-six ans. Il en a été assez parlé ici, suffisamment ailleurs, pour n'avoir plus rien à en dire. Son fils avait la survivance de sa charge et de son gouvernement. Beringhen, son beau-frère, ne le survécut pas d'un mois après une longue maladie. Il était premier écuyer du roi, et chevalier de l'ordre, et avait soixante et onze ans: homme d'honneur, de fort peu d'esprit, aimé et compté à la cour, estimé et fort bien avec le feu roi. Son fils avait la survivance de sa charge et de son petit gouvernement.
La marquise d'Alègre, dont j'ai eu occasion de parler ici quelquefois, mourut à soixante-cinq ans; dévote fort singulière, qui n'était pas sans esprit et sans vues. Elle avait été belle, on s'en apercevait encore. On a vu que ce fut elle qui me donna le premier éveil de toute la conspiration du duc et de la duchesse du Maine, sans rien nommer, dont son mari était tout du long, qui était fort bête et qui ne s'en doutait pas.
Deux soeurs du duc de Noailles moururent à un mois l'une de l'autre; Mme de Châteaurenaud à trente-quatre ans, et Mme de Coëtquen à quarante-deux ans. On n'avait jamais fait grand cas de l'une ni de l'autre dans leur famille, ni dans celle de leurs maris, ni dans le monde.
Le fils aîné du duc de Lorraine mourut de la petite vérole à dix-sept ans.
Le cardinal Dubois, que l'assemblée du clergé avait élu son premier président, et qui en fut fort flatté, suivait chaudement l'affaire de La Jonchère pour perdre Le Blanc qu'il y fit impliquer. Mme de Prie et M. le Duc ne s'y épargnèrent pas. Ce trésorier avait été mis à la Bastille et fort resserré, où il dit et fit à peu près ce qu'on voulut. Ainsi, toute l'affection, la confiance, tous les services publics et secrets que M. le duc d'Orléans avait reçus de Le Blanc ne purent tenir contre l'impétuosité de M. le Duc et du cardinal Dubois. Le Blanc eut ordre de donner la démission de sa charge de secrétaire d'État et de s'en aller sur-le-champ à quinze ou vingt lieues de Paris, à Doux, terre de Tresnel, son gendre, et sur-le-champ Breteuil, intendant de Limoges, fut fait secrétaire d'État de la guerre en sa place.
Cet événement affligea tout le monde. Jamais Le Blanc ne s'était méconnu. Il était poli jusque avec les moindres, respectueux: où il le devait et où ces messieurs ne le sont guère, obligeant et serviable à tous, gracieux et payant de raison jusque dans ses refus, expéditif, diligent, clairvoyant, travailleur fort capable; connaissant bien tous les officiers et tous ceux qui étoient sous sa charge. On peut dire que ce fut un cri et un deuil public sans ménagement, quoiqu'on sentit depuis quelque temps que la partie en était faite. Mais la surprise ne fut pas moins grande et générale de voir Breteuil en sa place, et être tiré pour cela d'une des dernières et des plus chétives intendances du royaume, dans un âge qui était encore fort peu avancé, sans avoir jamais vu ni ouï parler de troupes, de places ni de rien de ce qui appartient à la guerre, qui n'avait jamais eu ni travail ni application, et qui était de ces petits-maîtres étourdis de robe, qui ne s'occupait que de son plaisir. La cause longtemps secrète d'une telle fortune fut précisément le hasard de sa petite intendance.
Le cardinal Dubois était marié depuis longues années, par conséquent fort obscurément. Il paya bien sa femme pour se taire quand il eut des bénéfices; mais quand il pointa au grand il s'en trouva fort embarrassé. Sa bassesse ne lui laissait que les élévations ecclésiastiques, et il était toujours dans les transes que sa femme ne l'y fît échouer. Son mariage s'était fait dans le Limousin et célébré dans une paroisse de village. Nommé à l'archevêché de Cambrai, il prit le parti d'en faire la confidence à Breteuil et de le conjurer de n'oublier rien pour enlever les preuves de son mariage avec adresse et sans bruit.
Dans la posture où Dubois était déjà, Breteuil vit les cieux ouverts pour lui s'il pouvait réussir à lui rendre un service si délicat et si important. Il avait de l'esprit et il sut s'en servir. Il s'en retourna diligemment à Limoges, et, tôt après, sous prétexte d'une légère tournée pour quelque affaire subite, il s'en alla, suivi de deux ou trois valets seulement, ajustant son voyage de façon qu'il tomba à une heure de nuit, dans ce village où le mariage avait été célébré, alla descendre chez le curé faute d'hôtellerie, lui demanda familièrement la passade comme un homme que la nuit avait surpris, qui mourait de faim et de soif et qui ne pouvait aller plus loin. Le bon curé, transporté d'aise d'héberger M. l'intendant, prépara à la hâte tout ce qu'il put trouver chez lui, et eut l'honneur de souper tête à tête avec lui, tandis que sa servante régala les deux valets dont Breteuil se défit ainsi que de la servante pour demeurer seul avec le curé. Breteuil aimait à boire et y était expert. Il fit semblant de trouver le souper bon et le vin encore meilleur. Le curé, charmé de son hôte, ne songea qu'à le reforcer, comme on dit dans la province; le broc était sur la table; ils s'en versaient tour à tour avec une familiarité qui transportait le bon curé. Breteuil, qui avait son projet, en vint à bout, et enivra le bonhomme à ne pouvoir se soutenir, ni voir, ni proférer un mot. Quand Breteuil eut, en cet état, achevé de le bien noyer avec quelques nouvelles lampées, il profita de ce qu'il en avait tiré dans le premier quart d'heure du souper. Il lui avait demandé si ses registres étaient en bon ordre, et depuis quel temps, et sous prétexte de sûreté contre les voleurs, où il les tenait et où il en gardait les clefs, tellement que dès que Breteuil se fut bien assuré que le curé ne pouvait plus faire usage d'aucun de ses sens, il prit ses clefs, ouvrit l'armoire, en tira le registre des mariages qui contenait l'année dont il avait besoin, en détacha bien proprement la feuille qu'il cherchait, et malheur aux autres mariages qui se trouvèrent sur la même feuille, la mit dans sa poche, et rétablit le registre où il l'avait trouvé, referma l'armoire et remit les clefs où il les avait prises. Il ne songea plus après ce coup qu'à attendre le crépuscule du matin pour s'en aller; laissa le bon curé cuvant profondément son vin, et donna quelques pistoles à la servante.
Il s'en alla de là à Brive, chez le notaire, dont il s'était bien informé, qui avait l'étude et les papiers de celui qui avait fait le contrat de mariage, s'y enferma avec lui, et de force et d'autorité se fit remettre la minute du contrat de mariage. Il manda ensuite la femme, des mains de qui l'abbé Dubois avait su tirer l'expédition de leur contrat de mariage, la menaça des plus profonds cachots si elle osait dire jamais une parole de son mariage, et lui promit monts et merveilles en se taisant. Il l'assura de plus que tout ce qu'elle pourrait dire et faire serait en pure perte, parce qu'on avait mis ordre à ce qu'elle ne pût rien prouver, et à se mettre en état, si elle osait branler, de la faire condamner de calomnie et d'imposture, et la faire raser et pourrir dans la prison d'un couvent. Breteuil remit les deux importantes pièces à Dubois, qui l'en récompensa de la charge de secrétaire d'État quelque temps après.
La femme n'osa souffler. Elle vint à Paris après la mort de son mari. On lui donna gros sur ce qu'il laissait d'immense. Elle a vécu obscure, mais fort à son aise, et est morte à Paris plus de vingt ans après le cardinal Dubois, dont elle n'avait point eu d'enfants. Dubois à qui le cardinal son frère avait donné sa charge de secrétaire du cabinet du roi, et la charge des ponts et chaussées qu'avait le feu premier écuyer, et qui était bon et honnête homme, vécut toujours fort bien avec elle. Il était assez mauvais médecin de village dans son pays, lorsque son frère le fit venir à Paris quand il fut secrétaire d'État. Dans la suite, cette histoire a été sue, et n'a été désavouée ni contredite de personne.